Thomas Duddy, A History of Irish Thought, Londres, Routledge, 2002, 361p.
Y a-t-il une pensée irlandaise, au sens où il y a une pensée allemande, espagnole, française, etc., et surtout au sens où il y a une pensée anglaise, écossaise ou américaine ? Au début de ce livre passionnant et neuf, Thomas Duddy évoque les moqueries de ceux qui doutent qu'il y ait une pensée irlandaise spécifique. Leur doute est fondé sur trois arguments que ce livre permet aisément de rejeter. 1 /On dit souvent qu'il y a un « esprit » irlandais, illustré par les grands écrivains et poètes (Swift, Wilde, Joyce, Beckett, Yeats, etc.) mais qu'il n'a rien de proprement philosophique, car il ne se prêterait pas à l'exercice de la pensée discursive et rationnelle (Richard Kearney dans The Irish Mind va même jusqu'à suggérer que cela rend l'âme irlandaise propre à la déconstruction derridienne !). Cet argument est faible : Molyneux, Boyle, Toland, Berkeley ou Pettit, parmi les auteurs analysés par Duddy, sont des philosophes argumentatifs, des amis de la raison et du bon sens. Bref, être irlandais ne prédispose pas à l'irrationalisme. 2 /On dit que les penseurs irlandais sont trop divers pour qu'il y ait une pensée irlandaise identifiable. La diversité n'est pas niable, mais est-elle si spécifique à l'Irlande ? Par exemple on se figure le penseur anglais typique comme un empiriste et matérialiste, mais c'est oublier qu'il y a bien des spiritualistes rationalistes dans la tradition anglaise. On parle de l'idéalisme spiritualiste français, de Descartes à Bergson et à Sartre ; mais que faire de penseurs comme Voltaire, Condillac ou Cournot ? 3 /Enfin, l'argument le plus déplaisant pour les Irlandais : leur situation a trop longtemps été celle de colonisés, et ils n'auraient jamais réussi à s'émanciper réellement de la pensée anglaise. La colonisation fut réelle, et bien des penseurs irlandais importants, de Swift et Berkeley à Wilde, eurent des carrières en partie irlandaises et en partie anglaises. Mais qui dirait que la pensée de Berkeley, qui ne manquait jamais une occasion de se démarquer de celle de Locke (« We Irish... », martèle l'évêque de Cloyne) manque d'originalité ? En fait même aux pires moments du carcan anglais, les Irlandais suivirent les instructions de Swift aux domestiques (encore aujourd'hui un des plus jolis textes politiques jamais écrits) : sabotez la vie de vos maîtres. Il est indéniable que l'histoire de la pensée en Irlande est scandée par la religion et la politique. Duddy la fait remonter à 1' « Augustin irlandais », un moine du VIIe siècle vivant dans un univers celtico-chrétien, qui décrit les merveilles de l'Écriture et essaie (tant bien que mal) de concilier raison et révélation. Le premier grand penseur irlandais chrétien est Scot Erigène (IXe siècle), auteur d'une synthèse néoplatonicienne originale. L'Irlande vécut ensuite sous le joug normand et anglais. À compter de l'époque moderne, c'est le conflit entre les catholiques et les protestants qui domina la vie religieuse et politique. Nombre de penseurs étudiés par Duddy ne sont Irlandais que par la naissance ou la fortune, comme Robert Boyle. rationaliste, fonda la philosophie naturelle à la suite de Newton. Le second se moquait du premier dans ses immortelles Meditations upon a broomstick. Duddy, dans l'excellent chapitre qu'il consacre à Swift, en fait un irrationaliste conservateur. Je crois plutôt qu'il était un rationaliste déçu (rappelons-nous sa définition de l'homme : animal rationis capax). Coincé entre son anglicanisme conservateur et sa révolte anti-anglaise, entre raison et déraison, Swift est peut-être le penseur le plus inclassable, ce qui le rend si irlandais ! Duddy a raison de le rapprocher de Berkeley. Partisan de la doctrine de l'obéissance passive, ce dernier était également conservateur, et espérait aussi des prébendes du pouvoir britannique, qui ne vinrent jamais. Politiquement, le premier grand penseur irlandais est sûrement Molyneux, fameux pour sa discussion avec Locke sur la vision, mais surtout grand patriote. La figure de Toland, auquel Duddy consacre un chapitre, est également essentielle. Ce qui unit tous ces auteurs, c'est un dialogue le plus souvent hostile avec Locke, l'Anglais. Duddy étudie ensuite Hutcheson et Burke. J'avoue qu'à part le fait qu'il soit né en Irlande, je ne vois pas tellement l’irlandité du premier (peut-être est-ce son anti-égoïsme et son anti-hobbisme qui lui valent d'être ici). Burke en revanche a des similitudes avec Swift, par son opposition aux systèmes, et en particulier à celui des philosophes des Lumières. A partir de là, l'histoire racontée par Duddy devient moins lisible. La pensée irlandaise compte des penseurs utilitaristes, mais aussi anti-utilitaristes, des darwiniens et des anti-darwiniens, des rationalistes et des romantiques, et on est tenté de dire que la variété des courants reflète celle qui se produit en Angleterre. La clef de tout demeure le catholicisme irlandais. Il produit des esprits peu attirés par le matérialisme, penchant vers l'idéalisme, voire l'esthétisme (Wilde). Mais aussi des rationalistes. La raison, par définition, est partout la même. Mais celle des Irlandais est moins sèche que celle des Anglais : les premiers n'ont pas la morgue et l'insensibilité des seconds. Pourtant qu'ont de commun un philosophe comme John Wisdom, wittgensteinien attiré par la psychanalyse, et un philosophe cosmopolite comme Philip Pettit, fonctionnaliste en philosophie de l'esprit et républicaniste en philosophie politique ? La domination longtemps subie par les Irlandais leur donne le goût de la liberté et un patriotisme profond. Cela donne des penseurs radicaux et républicains. Les conflits religieux divisent les esprits entre révolte et soumission. Tout cela favorise l'exil. Ce qu'il y a de frappant chez tous ces penseurs, du XVIe siècle à nos jours, c'est combien ils bougent d'un pays à l'autre, et pas seulement vers l'Angleterre. Au total, la pensée irlandaise n'est pas tant faite de continuités que de familles d'esprit, promptes à l'exil physique comme à l'exil mental. L'exil mental, cela peut être la lit-térature (Joyce), mais c'est aussi, le plus souvent, la philosophie, qui n'est de nulle part. Il existait avant cet excellent livre bien des travaux de qualité sur l'histoire de la pensée en Irlande : mais c'est le premier, à ma connaissance, qui soit si systématique, si complet, et surtout qui mette l'accent sur les idées, les doctrines et les arguments plutôt que sur une vaporeuse « âme irlandaise ». Remarquablement informé, clair, bien écrit, il fera date.
Revue philosophique, n° 3/2004, p. 351 à p. 384
https://www.youtube.com/watch?v=EG3AWg7n9ls
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