John McCumber, Time in the Ditch. Analytic Philosophy and the McCarthy Era, Evanston, Northwestern University Press, 2001, XXIV-213 p., 29,95 $.
Bentham, dans son Manuel des sophismes politiques (tr fr Éd. LGDJ,1996, p. 311), appelle sweeping classifications celles qui consistent à « attribuer à un objet individuel les propriétés d'un autre objet, seulement parce que ces deux objets sont rangés dans la même classe désignée par le même nom ». Bernard-Henri Lévy restera peut-être célèbre pour avoir proposé jadis l'une des plus jolies versions de ce fallace : les Lumières et la raison sont tyranniques, car Lénine, qui était un tyran, promettait les soviets et l'électricité. J. McCumber pourrait bien devenir célèbre pour avoir proposé une des plus jolies versions du même sophisme combiné avec le post hoc ergo propter hoc : la philosophie analytique s'est implantée aux Eats-Unis à l'époque du mccarthysme, qui faisait régner la terreur et l'intolérance au nom de la vérité ; par conséquent, la philosophie analytique est un terrorisme au nom de la vérité. L'auteur n'hésite pas à soutenir que l'ère McCarthy aux États-Unis explique non seulement les conditions institutionnelles par lesquelles le positivisme s'est implanté, mais aussi les présupposés philosophiques de la philosophie analytique dominante aujourd'hui (p. 18). L'argument est simplissime : les philosophes analytiques disent rechercher la vérité et examiner des énoncés, McCarthy faisait la même chose pour traquer les communistes, ergo... On croit qu'on va lire des archives sur des philosophes analytiques ayant dénoncé leurs confrères, ou ayant participé à des chasses aux sorcières, mais McCumber est évidemment bien en peine d'en trouver des exemples. Il s'appuie seulement sur des soupçons de dirigisme et d'autoritarisme de l'American Philosophical Association, principale organisation professionnelle aux États-Unis, qu'il n'est en mesure d'étayer par aucun fait probant. Il semble oublier que la plupart des émigrés positivistes des années 1940 fuyaient l'Allemagne nazie, et qu'une grande partie des analytiques, comme Carnap ou Putnam, ont été des socialistes et des marxistes (auquel cas il faudrait revenir à 1'« argument » de BHL). Donnons raison à McCumber sur un point : en effet, la philosophie analytique, depuis les années 1950, a dominé la philosophie américaine, et elle n'a jamais eu de grande sympathie pour l'existentialisme et ce qu'elle appelle la « philosophie continentale ». Ces philosophes ont-ils pour autant été empêchés d'enseigner et de publier ? Ce qui est vrai est que la philosophie analytique a tendu dans sa première période à être apolitique et orientée vers la science ; mais cette tendance s'est infléchie dans les années 1960 avec la guerre du Vietnam, les mouvements sur les droits civiques, etc. McCumber a sans doute raison de dire que la philosophie aux États-Unis n'est pas une discipline « culturelle » et que les philosophes y participent peu aux débats de « société » (encore que cf.Nagel, Rawls, Dworkin, Nussbaum, Kitcher, Dennett, etc.). Mais est-ce pour autant un mal en soi, quand on voit à quelles dérives conduisent les gender studies, les cultural studies, les science studies sur les campus ? Je ne plaide pas pour l'isolationnisme des analytiques. Ils devraient plus prêter attention aux débats publics, ce qui laisse le champ libre aux penseurs « libres » (de dire n'importe quoi). Mais ce n'est sans doute pas en s'inspirant de la démarche heideggérienne qui « étend le territoire de la rationalité au-delà du modèle fondé sur la vérité de la thèse et de l'argument » (p. 166) qu'on retrouvera les conditions d'une vraie démocratie intellectuelle. Cet ouvrage inepte est à recommander aux adversaires de la philosophie analytique qui voient en elle la forme contemporaine de la tyrannie intellectuelle. Ils y trouveront, à défaut d'arguments (inutiles et nuisibles, de l'aveu même de l'auteur), de quoi alourdir leur besace de fallaces.
Pascal Engel.
Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, OCTOBRE 2003, T. 193, No. 4,
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