Longtemps je n'ai pas compris l'expression "changer de crémerie". Je croyais que cela voulait dire changer de fromager, aller acheter ailleurs ses comtés, ses Saint nectaire, ses fourmes, ses vacherins,ses livarots, ses Pont l'évêque, ses cantals, ses selles-sur cher, ses crèmes fouettées, ses fontainebleau, ses crèmes liquides, ses marscarpone , ses crèmes anglaises et bavaroises. Je n'ai compris que récemment qu'une crèmerie était aussi jadis, surtout à Paris, un établissement populaire, peut être attenant à une marchand de fromage où l'on consommait des soupes et des repas bon marché. C'est ainsi que Folantin, dans A vau l'eau " continua à rôder par les cabarets, par les crémeries ". On en change souvent parce que les menus y sont peu variés, et la nourriture de piètre qualité.Le personnage de Huysmans en fait passe son temps à changer de crèmerie, à la recherche du bon marché de qualité.
Mais les crèmeries ont bien changé. Ce ne sont plus des BOF.
"Il s’entêta ; « à force de chercher, je trouverai peut-être », et il
continua à rôder par les cabarets, par les crémeries ; seulement, au
lieu de se débiliter, sa lassitude s’accrut, surtout quand, descendant
de chez lui, il aspirait, dans les escaliers, l’odeur des potages, il
voyait des raies de lumière sous les portes, il rencontrait des gens
venant de la cave, avec des bouteilles, il entendait des pas affairés
courir dans les pièces ; tout, jusqu’au parfum qui s’échappait de la
loge de son concierge, assis, les coudes sur la table, et la visière de
sa casquette ternie par la buée montant de sa jatte de soupe, avivait
ses regrets. Il en arrivait presque à se repentir d’avoir balayé la mère
Chabanel, cet odieux cent-garde — « Si j’avais eu les moyens, je
l’aurais gardée, malgré ses désolantes mœurs », se dit-il."
Aujourd'hui les crèmeries parisiennes sont devenues chics, elles sont fréquentées par des new-yorkais surtout qui adorent les boutiques néo-françaises ( C'est si bon charcuterie, The Paris baguette). J'y allai une fois avec Davidson. Il y avait de la charcuterie en entrée, puis un steak frites, comme si c'était exotique, mais de bonne qualité. On pouvait aussi manger une sorte de hamburger végétarien (on était à l'époque la vache folle). Pour qu'Américain ne soit pas dépaysé à Paris, ces boutiques newyorkaises ont élu domicile dans cette capitale exsangue et décadente.
Folantin s'était déjà aperçu de cette américanisation:
"Dans dix ans d’ici, les brasseries et les cafés auront envahi tous les
rez-de-chaussée du quai ! Ah ! Décidément Paris devient un Chicago
sinistre ! » Et, tout mélancolisé, M. Folantin se répétait : « Profitons
du temps qui nous reste avant la définitive invasion de la grande
muflerie du Nouveau Monde ! »"
La crèmerie n'est pas le bouillon, mais a des affinités.
"Puis il essaya de se concentrer, de prendre de l’intérêt aux moindres
choses, d’extraire de consolantes déductions des existences remarquées
près de sa table ; il alla dîner, pendant quelque temps, dans un petit
bouillon près de la Croix-Rouge. Cet établissement était généralement
fréquenté par des gens âgés, par de vieilles dames qui venaient, chaque
jour, à six heures moins le quart, et la tranquillité de la petite salle
le dédommageait de la monotonie de la nourriture. On eût dit des gens
sans famille, sans amitiés, cherchant des coins un peu sombres pour
expédier, en silence, une corvée ; et M. Folantin se trouvait plus à
l’aise dans ce monde de déshérités, de gens discrets et polis, ayant
sans doute connu des jours meilleurs et des soirs plus remplis. Il les
connaissait presque tous de vue et il se sentait des affinités avec ces
passants, qui hésitaient à choisir un plat sur la carte, qui émiettaient
leur pain et buvaient à peine, apportant, avec le délabrement de leur
estomac, la douloureuse lassitude des existences traînées sans espoir et
sans but."
Très probablement c'est le Bouillon de la rue du Commerce, que j'ai fréquenté jadis. J'y mangeais
souvent avec Claudine Tiercelin. Il y avait le soir un mauvais potage, en plat principal un porc aux pommes, et en dessert un sorbet. La nappe était en papier, changée à chaque convive. C'était pas Byzance, mais c'était pas cher, et plein de vieux garçons. Un couple détonnait dans cet univers immuable de célibataires dont Kafka dit dans son journal qu'ils "ne vivent que de l'instant".
|
Benda, Pour les vieux garçons; voir sur ce blog
|
Le Perraudin dans le 5eme est il un bouillon ? Il n'y ressemble plus tellement de l'extérieur. Mais l'intérieur est assez conforme.
J' y déjeunai une fois avec Jules Vuillemin. Il prit un poireau vinaigrette, moi une salade de carottes rapées. On but un mauvais vin rouge en carafe, et si je me souviens bien, le plat principal était du lapin, servi dans une sauce un peu aqueuse. Au dessert il n'y avait qu'une tarte aux pommes assez molle.
Il arrive à Folantin de déjeuner chez des marchands de vin
"Parfois, il déjeunait chez un marchand de vins dont la boutique faisait
l’angle de la rue du Vieux-Colombier et de la rue Bonaparte, et là, à
l’entresol, par la fenêtre, il plongeait sur la place, contemplait la
sortie de la messe, les enfants descendant du parvis, des livres à la
main, un peu en avant des père et mère, toute la foule qui s’épandait
autour d’une fontaine décorée d’évêques, assis dans des niches, et de
lions accroupis au-dessus d’une vasque."
Il en reste rue de l'Abbé Grégoire, mais c'est pas celui là. J'y déjeunai un jour avec Derrida. L'entrée était des céleri remoulade, le plat un morceau de cabillaud avec des patates, et le dessert un entremets genre flan mou, que Derrida déclina, à raison. Mais c'était pas cher.
Au fond je me rends compte que je ne suis jamais allé seul dans une crèmerie, et que je n'en ai pas tellement changé*.
* le lecteur parisien aura noté que j'ai omis Le Bouillon Racine. Mais si son décor est resté conforme (et belge), la soupe suit moins. C'est devenu une sorte de cantine pour universitaires, trop fréquentée.C'est vrai aussi du Polidor.Comme Folantin, ce que j'aime dans les bouillons et crémeries, c'est la quasi solitude du célibataire. Comme disait Kafka, le célibataire ne vit que de l'instant.