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dimanche 6 mars 2016

Euthyphron pour les cons




                                                                  Giotto, Stultitia

   Il y a un paradoxe du crétinisme (ou de la bêtise, de la sottise ou de la stupidité, je ne fais pas différence ici). Ou un dilemme de l'Euthyphron pour la connerie. D’un côté, être un crétin est une propriété réelle d’un individu, qu’il a indépendamment du jugement qu’on porte sur lui. Autrement dit les gens peuvent vous prendre pour quelqu’un d’intelligent bien que vous soyez en fait un idiot, et inversement ( Brutus, l’empereur Claude et l’inspecteur Columbo sont des cas fameux). Mais d’un autre côté le fait d’être un crétin est en large mesure dépendant du jugement qu’on porte sur vous : est crétin celui qui est jugé être un crétin, et il n’y a pas de critères bien objectifs d’attribution, comme avec toute insulte (le français « con » étant peut être le plus relatif et contextuel des prédicats de ce genre). On est crétin relativement à une certaine attribution, et pas absolument. Par exemple l’idiot du village est réputé tel car chaque fois qu’on lui donne le choix entre une pièce de 10 centimes et une de 50 centimes, il choisit invariablement la pièce de 10 centimes. Mais quand on lui demande la raison de son choix, il répond : « Croyez-vous qu’on me reproposerait régulièrement le choix si je choisissais celle de 50 centimes ? » Inversement un homme politique passer pour intelligent alors qu’il ne l’est pas. Ainsi François Hollande a-t-il souvent été considéré comme machiavélique, alors qu’il est peut-être simplement incapable de comprendre une situation politique et capable seulement de la gérer à court terme. Inversement il est pris souvent pour un idiot également, alors qu’il est en fait très habile. Ici le principal est qu’il passe pour intelligent ou idiot, même s’il trompe son monde dans un sens ou dans un autre. Evidemment il y a aussi des cas où l'on vous prend pour un crétin et où vous l'êtes vraiment, comme George W. Bush. Alors qui est crétin ? 

    La situation se dramatise quand il s’agit de décider si l’on est soi-même un idiot. Puis-je me dire vraiment, comme je le fais souvent : "Ah ! quel crétin je fais (suis) !" ? Il le semble, si je prends conscience de ma ou de mes bêtises, et pratique un minimum d’auto observation. Mais si je suis capable de cela, c’est que je ne suis pas totalement un crétin, car celui qui a conscience de son idiotie et est capable de se l’attribuer a un minimum d’intelligence. Certes on peut savoir plus ou moins de cette quantité, mais on ne peut pas ne pas l’avoir absolument. Il y a là une sorte de paradoxe à la Moore (« Je crois que je suis un crétin, mais je suis pas un crétin » (cf A. Egan et A. Elga, « I can’t believe I am stupid », Philosophical Perspectives, 2005). 

   De tout ceci il semble qu’il doive ressortir qu’on ne peut jamais faire une attribution absolue, catégorique, de crétinisme.  Mais d’un autre côté, comme le dit le poète, « Quand on est con, on est con ». Donc la forme relative serait aussi valable que la forme catégorique?. C'est une illusion, car on peut être crétin sans savoir qu'on l'est , sans que les autres le croient ou pas, ni se l'attribuer;  le prédicat n'est pas dépendant de nos réponses. Par conséquent le poète a raison.


( PS j'ai déjà évoqué souvent ce problème dans ce blog. bis repetita .) 

18 commentaires:

  1. Si j'ai bien compris : propriété réelle indépendante du jugement porté (possibilités de quiproquo défavorable ou favorable), puis problèmes de l'auto-évaluation (avec paradoxe).

    Mais quid de l'influence du jugement sur certaines propriétés (sont-elles immuables ? Innées ? On naîtrait con, on ne le deviendrait jamais ?), quid des conséquences pratiques sur l'individu jugé, quid autrement dit de l'interaction et du caractère performatif de l'insulte ou du jugement, ici dépréciatif ? Dans des situations familiales, pédagogiques ou à l'intérieur des groupes par ex. Effets de croyance tout aussi variés probablement — il y a sans doute des gens que le mépris pique et dope (je vais leur montrer que je ne suis pas si bête), mais le plus souvent l'absence de stimulation n'arrange pas les choses. Et quand l'affectif &/ou l'autorité s'en mêlent ne peut-on en venir à adopter une opinion dégradante de soi, à la faire sienne ? Ne serait-on pas là dans le cas d'une prophétie auto-réalisatrice ?

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    1. Si je saisis bien vous êtes du côté euthypronesque du dilemme, pas du côté socratique. Vous ne pensez pas qu'il existe de la connerie en soi, indépendante du jugement. La question n'est pas de savoir si on naît con ( ou si on le devient) mais si on EST con. On peut très bien devenir con et l'être réellement, indépendamment des jugements d'attribution, si je puis dire, de connitude. Voilà ce que dirait Socrate, et je le suis ( je veux dire : je suis son opinion)

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  2. C'est vraiment le sujet inépuisable d'une dispute analytique ! Mais faut-il se référer au simple jugement d'autrui dans un rapport interindividuel idéal ? Si les sociologues commencent à s'intéresser à la connerie au bureau, ainsi nommée sans détour, c'est parce que tout le monde en parle et parce qu'elle peut se mesurer statistiquement, en interrogeant un panel. On se trouve alors en face du problème que pose tout sondage d'opinion. Pourquoi une opinion est-elle sujette à critique, alors que l'opinion générale a valeur de vérité ? Pierre Bourdieu s'étonnait déjà que tout le monde fasse profil bas, après avoir pris un sondage dans la figure.
    Quant aux psychologues, ils semblent avoir relégué aux oubliettes les notions d'idiotie et imbécillité, parce qu'elles sentent trop l'eugénisme et la sociobiologie basée sur le calcul du QI.
    Le poète peut-il apporter un argument pour la fin ? Avec sa guitare remplie de souvenirs d'accents de jazz manouche, il avait écrit un tube. Il faisait appel à la sagesse proverbiale, immédiatement reconnaissable, et qui charrie tout et son contraire (le monde est ce qu'il est, le monde n'est pas ce qu'il est). À cela s'ajoute la technique poétique, avec la redondance des mots et la répétition des sons.
    Le poète n'était-il pas pessimiste ? Lui donner raison, n' est-ce pas reconnaître que le problème a une solution psychologique, et non logique ? Il est vrai que le pessimisme est fécond. Sans lui, il n'y aurait pas eu de prophètes, et donc pas de religions.

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    1. la réponse ci dessous à 6mars vous était en fait destinée. Pardon pour l'erreur d'aiguillage, cher G.

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  3. Si le problème a une solution logique, elle sera du même genre que la solution du paradoxe de Moore ( p, mais je crois que non p). Or n'y a pas de solution admise de ce "paradoxe". S'il a une soliton psychologique, elle sera en effet, comme vous dites, du même genre que celle des biologistes et eugénistes du siècle passé, Alexis Carel et Louis Ferdinand Destouches en tête. Céline est un poète, pas un logicien de la connerie.

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  4. La Rochefoucauld a bien vu que non seulement on peut connaître sa propre connerie mais qu'on peut en faire un usage intelligent :

    " Il y a des gens niais qui se connaissent et qui emploient habilement leur niaiserie." (208)

    L'habileté est chez LR aptitude à tirer parti du pire (alors que l'imprudence est inaptitude à tirer parti du meilleur, cf 59)

    On peut relier cette maxime 208 à 117 :

    " La plus subtile de toutes les finesses est de savoir bien feindre de tomber dans les pièges que l'on nous tend, et on n'est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres."

    Le niais lucide fait intentionnellement le niais pour faire croire à l'autre qu'il tombe dans ses pièges et sa feinte est de simuler l'absence de feinte. Au dîner de con, le con lucide se sort bien de la situation parce que les autres ne voyant pas qu'il se sert de sa connerie comme appât finissent par se mettre dans une situation avantageuse pour le con et désavantageuse pour eux.

    En somme La Rochefoucauld explore l'usage intelligent d'un handicap, d'un stigmate. Goffman a bien fait comprendre que montrer le handicap ostensiblement peut donner l'avantage ; dans la cas du niais lucide, son avantage vient de ce que les autres comptent à tort sur son handicap pour manifester leur force.

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    1. Ah! Maudites apparences qui parfois fourvoient l'intelligence!

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  5. Excellent merci : cela m'aide beaucoup. Cependant LR n'éclaire que les mécanismes de la tromperie et de l'usage par le con de sa connerie supposée comme une arme. Mais LR ne semble pas, dans 208, voir le paradoxe qui m'intéressait: s'ils se connaissent, c'est qu'ils ne sont pas si niais que cela, et s'ils exploitent leur niaiserie c'est leur niaiserie prétendue ou alléguée, alors ils cons de re ou de dicto?

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    1. Je lis 208 comme voulant dire que la niaiserie de re, pas supposée, est connue par le niais qui ne l'est donc pas autant qu'un niais inconscient de sa niaiserie. Certes quand le niais utilise à dessein sa niaiserie, il y a deux niaiseries : une réelle vue par le niais et sa victime et une autre imaginée par la victime incapable de comprendre que la niaiserie du niais n'est pas totale ; en somme la victime est victime d'abord de son intelligence insuffisante de la niaiserie du niais.

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    2. ouh là , même Elster s'y perdrait dans un tel mécanisme !

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  6. Après les maximes d'un moraliste qui avait le charme des penseurs tristes, pourquoi ne pas aborder franchement la politique de la connerie ? Nous vivons une époque où, sur le plan des idéologies, tout se brouille, mais dire qu'il y aurait une ontologie ou une innéité de la connerie, n'est-ce pas réservé à l'anarchisme de droite ? Il y avait un dialoguiste célèbre qui parlait des cons qui, une fois mis sur orbite, n'arrêteraient pas de tourner, des cons à qui il ne fallait pas parler, parce que cela les instruisait, etc.. C'était un peu dans le même registre que le "salauds de pauvres !" de Marcel Aymé.

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    1. la connerie, vous avez raison, et cela avait été vu par les romantiques, naît avec les foules, elle est collective avant d'être individuelle, presque. Je crois pas qu'on puisse dire d'un groupe qu'il est con collectivement, à la manière dont de Gaulle parlait des Français. Je reste très individualiste : la connerie est individuelle avant tout.

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    2. Avant les Romantiques, les Épicuriens ont associé la foule à la connerie et aux dangers qu'elle entraîne. N'est-ce pas d'ailleurs en germe dans l'allégorie de la caverne ?

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    3. je dirai que les grand dénonciateurs de la connerie dans l'antiquité sont Juvénal et Lucien. Presque rien à changer 20 siècles après.

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    4. Le con me semble être dans le lexique de La Rochefoucauld le sot (niais n'a qu'une seule occurrence dans toute l’œuvre). Clairement le Duc distingue faire des sottises d'être sot (cf 415 : " l'esprit nous sert quelquefois à faire hardiment des sottises ") ; quant au problème de savoir si l'inconscience de la connerie est une propriété essentielle du con, il me semble que le Duc prend position sur lui dans la maxime 456 : " On est quelquefois un sot avec de l'esprit, mais on ne l'est jamais avec du jugement." Or, c'est, je pense, faire preuve de jugement de réaliser qu'on a fait une sottise, qu'on a été sot dans telle ou telle circonstance. On peut bien sûr concevoir un sot qui dirait de lui qu'il est sot sans faire preuve de jugement (par exemple parce qu'il répète sans jugement ce qu'on dit de lui). Dans un tel cas, le fait qu'il prenne sa sottise comme objet ne le ferait pas sortir de l'ensemble des sots.

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  7. Je ne crois pas, mais je dois, faute de temps , vous renvoyer aux travaux de mon collègue Engel sur la stupidité, différente de la sottise. ais je vous concède que c'est difficile car manque d'esprit, manque de jugement, et manque d'éthique intellectuelle sont trois choses différentes, qu'il me semble que le Duc distingue bien.

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  8. Pas de souci ! Je vais charger mon collègue Ducray de lire les travaux de votre collègue ! Moi, je continue de lire le Duc.

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  9. je suis ravi que nos collègues nous dispensent de reprendre sur blog nos propres travaux , car si on devait à chaque fois répéter leurs articles et livres dans les courts espaces de discussion, cela deviendrait assez fastidieux. Je crois que Patrick Ducray, pour ne pas le nommer, a les matériaux d'une livre passionnant sur les moralistes et LR en particulier!

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