Ramón Gómez de la Serna (1888-1963)
Le lecteur de ce blog aura peut-être remarqué que son titre contient le terme greguerías. Une greguería c'est littéralement une blague, une apostrophe que l'on crie dans la rue, comme celle que j'ai entendu une fois sur le Faubourg Saint Antoine de la part d'ouvriers travaillant sur un chantier qui voyaient passer dans la rue une jolie jeune fille portant une robe d'été légère à volants : " Mets la nappe, j'apporte les couverts!". Mais les sujets peuvent être plus sérieux ou moins prosaïques (selon la nouvelle orthograffe, je devrais écrire "prosaiques", tout comme je devrais, je suppose, supprimer la plupart des accents en espagnol, y compris celui qui orne le héros de ce billet). Et surtout il y a des règles d'écriture de la greguería . La greguería est, comme on sait, une invention de Ramón Gómez de la Serna, l'un des plus grands écrivains espagnols, héritier de Quevedo, de Góngora, ami de Borges pendant son long exil en Argentine, qu'on considère comme un écrivain surréaliste, mais qu'on pourrait aussi bien appeler hyper-réaliste. Il appréciait Remy de Gourmont, et bien de ses proses font penser à Jarry, à Swift, à Lichtenberg ou à Fénéon et aux pataphysiciens, bien plus qu'aux surréalistes français. Valéry Larbaud attira l'attention des lecteurs français dès les années 1920 sur son livre le plus célèbre, un classique de l'anthropologie poétique: Senos, qui décrit les seins dans toutes les variétés, toutes les positions, et toutes les situations. Mais il écrivit surtout des centaines de greguerías. Selon Ramón, la greguería, c'est une combinaison d'humour et de métaphore, mise sous forme d'aphorisme poétique. Presque toutes reposent sur une comparaison frappante, et très souvent elles anthropomorphisent les objets et les animaux. En voici quelques unes
Las rosas se suicidan
Catálogo: recuerdo de lo que se olvidará.
En los sueños del calvo no hay sombra.
Los negros tienen voz de túnel.
Una de las mayores maldades de la vida es tirar la cerilla encendida al agua
et l'une de mes préférées :
Las estrellas telegrafian tremblores
En voici quelques unes traduites en français (trad JF Carcelen et Gerge Tyras, ed Cent pages, 2004):
La logique est un pulvérisateur de raison
Etre à Venise c'est croire que l'on est à Venise, Rêver de Venise, c'est être à Venise
Il mangea tant de riz qu'il apprit à parler le chinois
Les pensées jaunes sont jalouses des pensées violettes
Que la vitre est jolie quand elle se brise en toile d'araignée!
Ce principe des "objets inanimés avez-vous donc une âme" est aussi très fréquent chez nombre de romanciers contemporains comme Echenoz et Chevillard, qui apprécient les greguerías et en truffent leur prose.
Je n'ai pas ici vraiment pratiqué la greguería , qui est une forme courte et ramassée. Mais j'en apprécie l'esprit.
Les greguerías de Ramón font penser à une multitude de courtes phrases dispersées dans le Journal de Jules Renard. Par exemple en 1887 (il a 23 ans ) : " Les buissons semblaient soûls de soleil, s'agitaient d'un air indisposé et vomissaient de l'aubépine, écume blanche." ou " les crabes, galets marchant." ou " s'évanouir, c'est se noyer à l'air libre. Se noyer, c'est s'évanouir dans l'eau." Il en a écrit des milliers en 20 ans à peu près, entre 1887 et 1909. Une de ses dernières, écrite en décembre 1909 (il meurt en mai 1910 à 46 ans) : " Le soleil tricote des nuages roses avec ses rayons.". À ma connaissance, elles n'ont pas été rassemblées en tant que telles. Il ne savait pas qu'il faisait des greguerías, Ramón en a ajouté et en a fait la théorie.
RépondreSupprimerBien sûr vous aviez raison de mentionner Lichtenberg (" La bière est un pain qui se boit" KA 199).
Oui, tout à fait exact, mon billet ne prétendait pas se substituer à ce que l'on trouve sur wikipedia. La forme est ancienne, et on peut la faire remonter à Anacréon et aux épigrammes de Martial, même si en effet la forme "animale" a surtout été pratiquée par Jules Renard.
RépondreSupprimerquant à Lichtenberg ma préférée est :
"Il avait donné un nom à chaque de ses pantoufles"
C'est plus exact de dire que Renard a écrit des centaines de greguerías. Je me suis laissé emporter...
RépondreSupprimerJe crois qu'il est juste de dire que Ramon est l'inventeur du terme, sinon du genre, car il les a produites systématiquement et comme forme littéraire consciente, même si cette forme existait depuis longtemps. Je crois qu'elle est aussi fidèle à une certaine tradition fabuliste remontant à Esope, et aussi, chez Ramon, à une tradition de réalisme enchanté très espagnole ( voir Goya, Cervantes, Lope de Vega) Une gregueria n'est pas un aphorisme, ni une sentence, même si Ramon en fait souvent des aphorismes.
RépondreSupprimerSi les praticiens de l'infâme Facebook avaient un peu d'esprit, ls limiteraient leurs intervention sur ce medium vulgaire et dégradant à des greguerias.
En donnant à greguería qui avait au départ le sens de charabia ( comme on dit "c'est du chinois", les Espagnols disaient "c'est du grec") le sens d'énigme ingénieuse à résoudre, Ramón participe peut-être au courant herméneutique contemporain à l'oeuvre dans l'analyse de tous les non-sens apparents, lapsus etc. C'est peut-être cela qui distingue sa pratique de celle de tous ceux qui ont fait "objectivement" des greguerías : il donne au lecteur un non-sens apparent à déchiffrer.
RépondreSupprimerGregueria cela veut dire au départ "parole grégaire" , "racontis populaire" , non ?
SupprimerNon, le mot ne vient pas de grex mais de graecus, d'où ma référence au chinois, incompréhensible.
Supprimercf http://dle.rae.es/?id=JWP73zr
À noter que la seule traduction française de greguería dans Échantillons (Grasset, 1923)est criaillerie qui est en fait le sens premier de greguería, qui a donc comme synonyme griteria (de grito, le cri).Les deux mots désignent des paroles confuses et incompréhensibles. Mais je ne trouve pas du tout le sens de parole du troupeau. Ce n'est pas racontar, mais charabia.
vous zavez raison, j'ai dit n'importe quoi, et j'ignore l'espagnol. mais pourquoi est ce que cela vient de graecus ? Tel que je comprends le sens espagnol, c'est quelque chose comme "cri de rue ", non ? j'avais compris que c'était un peu comme des quolibets lancés à la cantonade.
SupprimerCe sont des cris inintelligibles et la comparaison avec le grec est liée au fait que l'expression est apparue à une époque où, à la différence du latin, le grec était quasi inconnu en Espagne, inintelligible donc. La formule lancée à la cantonade, c'est plutôt le piropo (au début de votre billet vous en donnez un exemple savoureux)
SupprimerDéjà Juvenal se plaignait des touristes Grecs
SupprimerNon possum ferre, Quirites,
Græcam urbem
( Satire III)
aujourd'hui ce sont les Grecs qui se plaignent du tourisme !
Vous avez raison, j'ai sans doute un peu confondu la gregueria et le piripo.
Mon edition français de Greguerias traduit par "criaillerie", " cris confus", "bouhaha" et donne l'exemple des cris des enfants qui sortent des écoles.
C'est en effet autre chose que les vannes ou les quolibets.
http://dle.rae.es/?id=JWP73zr
SupprimerMais est ce que Ramon donne à gregueria ce sens d'une énigme à résoudre ? la plupart des greguerias n'ont rien de cryptique. Elles révèlent des choses qui sont sous nos yeux. Je serais un peu marri si Ramon devenait un précurseur de l'herméneutique.
SupprimerUn précurseur de l'herméneutique, non, c'est excessif en effet, il a beaucoup d'esprit simplement. Reste que la greguería n'est pas toujours immédiatement intelligible : quand on la comprend au bout de quelques minutes, elle fait alors voir quelque chose d'ordinaire sous un jour nouveau et très souvent c'est drôle. Elle ne révèle pas en tout cas le honteux ou le secret. Ramón a tout de même fait un rapprochement moqueur entre les découvertes des psychanalystes et celles que font faire ses greguerías : " como psicoanalistas descubrimos que esa que se ha hecho un traje con tantos botones es que quiere ser un piano " (en tant que psychanalystes nous découvrons que, si celle-ci s'est fait un costume avec tant de boutons, c'est qu'elle veut être un piano.")
SupprimerEt elle est évidemment à la recherche du virtuose capable du meilleur doigté...
SupprimerLe propre de Ramón est aussi d'avoir accompagné d'un dessin certaines de ses greguerías. Par exemple, " el beso es una nada entre paréntesis " est illustré par le dessin de deux lèvres se faisant face, verticalement dressées et séparées par un vide, comme s'il s'agissait généreusement de rendre plus intelligible la greguería concernée. Ainsi "hay unas vallas que los niños creen que están hechas con grandes lápices" est accompagné d'un dessin représentant les poteaux sous la forme de crayons dressés. Un dessin est particulièrement réussi car il est facile à faire, c'est le gribouillis qui va avec : "cuando la pluma se hace un enredijo de líneas sale una masa encefálica".
RépondreSupprimerOui Rmaon est un grand artiste, l'édition française de greguerias a ses culs de lampe.
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