Jean Duvergier de
Hauranne, abbé de Saint-Cyran
On lit dans un numéro de l’éminente revue Cités , dans le N° 56, 2013 ( dont d'autres ont mieux parlé que nous ) sous la plume du présentateur d’un dossier sur
la philosophie en France aujourd’hui :
« Nous vivons à une époque où il est devenu difficile de poser à
nouveaux frais la question (en apparence éculée) du « sujet ». Il en était déjà
ainsi à l’heure où je commençais mes études et où phénoménologues, marxistes,
poststructuralistes et herméneutes, jouissaient de l’estime générale. Et il en
est toujours ainsi depuis que la philosophie analytique a pris le pouvoir dans nos
institutions universitaires et de recherche, et qu’une métaphysique
néo-réaliste se reconstitue peu à peu sous nos yeux. Qu’en est-il d’ailleurs de
ce courant qui a bien sûr tout son sens et toute sa pertinence ? Les raisons
qui président à son hégémonie ne me semblent pas devoir être séparées de la place
qu’occupe dans notre univers mondialisé ce puritanisme d’origine protestante
auquel Weber rattachait déjà l’essor du capitalisme. Et il n’est pas jusqu’à la
philosophie dite « de l’esprit » qui ne soit le rejeton d’un monde farouchement
puritain, dans lequel les questions relatives au corps charnel n’entrent en
ligne de compte, si jamais elles le font, que de façon tout à fait marginale.
Quant au traitement des questions liées au langage, à sa nature et à sa signification,
il contourne, dans ce contexte, tout ce que la tradition philosophique dite «
continentale », fût-elle la plus spéculative, a toujours abordé en termes de
désir et de passions. Tous ces nouveaux savoirs linguistiques et cognitifs ne reposent-ils
pas sur la substitution de l’entendement (mind)
à l’esprit (spirit) et du cerveau (brain)
à l’entendement ? Et cela ne va-t-il pas de pair avec les attaques constantes que
la psychanalyse essuie désormais de la part des « comportementalistes » ? Sans
doute importe-t-il aussi de résister à ce qui est devenu le modèle dominant du
discours philosophique (un modèle lui aussi non-« continental ») et qui en fait
toute la misère actuelle, à savoir la réduction du logos à sa seule trame argumentative, au nom d’une rigueur identifiée
à un système de preuves et d’une pensée identifiée à une série de thèses, alors
que la philosophie de Socrate à Wittgenstein au moins, s’est construite dans
l’écart et la tension (toujours à méditer)entre le logique et l’éthique, entre le
juste au sens de la justesse et le juste au sens de la justice, cet écart ou cette
tension étant seuls à même de produire le plus important: des
événements de subjectivation, c’est-à-dire des effets de libération, aussi
bien chez le destinateur que chez le destinataire d’une parole prétendant à la
vérité. (Paul Audi, « Nouvelles approches philosophiques », Cités, 2013/4 n° 56, p. 133-134)
Le message est clair. L’ « hégémonie »
de la philosophie analytique n’est autre que celle du capitalisme, c’est- à
dire le règne de l’argent, dont Weber a montré qu’il était corrélatif de (et
donc sans doute causé par) l’éthique protestante. La métaphysique réaliste, la réduction de
l’esprit (spirit ) au mental (mind ! Les mots philosophiques ont beau , comme nous le soutient certain Dictionnaire, être intraduisibles, mind n'a jamais voulu dire entendement en anglais, c'est understanding)
et par ce truchement au cerveau (brain),
la réduction du discours à l’argumentation logique, l’exclusion de la chair et de la
liberté, la disparition du sujet , tout cela dérive du puritanisme et du protestantisme calviniste, et ne
peut être que rejeté par un philosophe français, qui bien entendu se doit de a) distinguer
l’esprit non seulement du cerveau, mais aussi de la mens, b) distinguer la chair du corps, et c) croire à la liberté,
bref souscrire en philosophie aux articles de base de la foi catholique. Puisque
l’auteur aime ce que Bentham appelait les sweeping
comparisons, on est très tenté de rapprocher le mouvement d’horreur qu’il exprime
par tous ses pores de celui que le catholique éprouve non seulement face à la doctrine protestante,
mais aussi vis-à-vis du jansénisme qui n’en est qu’une variante. Dans sa thèse complémentaire de 1922 sur l’Abbé
de Saint Cyran, Jean Laporte rapportait le jugement de Fernand Mourret dans son
Histoire de l’Eglise ( Paris 1914) sur
le fondateur de Port Royal :
« Quant à sa doctrine il est facile de
la dégager de tout ce qu'on a vu jusqu'ici de ses écrits et de ses actes : un dogme désespérant, reposant sur
la croyance à la Prédestination, au serf
arbitre, et au petit nombre des élus; une
morale inhumaine à force d'austérité, proscrivant la poésie, rabaissant le mariage, comprimant toutes les
affections de la famille, tous les
attraits de la nature ; une liturgie sans éclat, empruntant aux premiers
siècles leurs coutumes les plus sévères, la pénitence publique, la grand'messe obligatoire,
etc. ; la discipline ecclésiastique
énervée dans ce qu’ elle a de plus essentiel : dans l'autorité du Pape, dont on discute les décisions,
dans celle des Evéques, qu'un seul péché
prive de leurs pouvoirs, en somme un semi-protestantisme.» (op cit,
p.4)
Mourret ne décrivait-il pas là les futurs dogmes de la philosophie
analytique : refus du libre arbitre (fonctionnalisme et matérialisme en philosophy of mind ) , calvinisme et
prédestination ( Plantinga), austérité morale ( Rawls ne sort-il pas du Mayflower ?) , goût pour la logique
plutôt que pour la finesse rhétorique, culte de la publicité du débat et de la
critique publique, rejet de l’autorité et de la tradition de l’histoire de la
philosophie ? En somme un quasi protestantisme philosophique. Quant à son lien avec la capitalisme, il n'est plus à prouver ( voir Martin Mongin, "Qui sont les nouveaux philosophes analytiques ? Quand la
philosophie fricote avec le monde de l'ingénierie" , Esprit, dec 2006, 189-197).
On dira que je me moque. Tout comme tel ami de Saint Cyran qui s’adressait aux Jésuites :
« S'il se trouve des endroits où l'on soit
excité à rire, c'est parce que les sujets mêmes y portaient. Il y a beaucoup de
choses qui méritent d'être moquées et jouées de la sorte, de peur de leur
donner du poids en les combattant sérieusement. Rien n'est plus dû à la vanité
que la risée; et c'est proprement à la vérité à qui il appartient de rire,
parce qu'elle est gaie, et de se jouer de ses ennemis, parce qu'elle est
assurée de la victoire » ( Pascal, Provinciales,
XI )
Les remarques que m'inspire ce billet ne visent à aucune originalité. Les voici : le propre d'une lecture "symptomale" dont nous avons ici, chez Audi, un échantillon est de ne s'appliquer qu'aux orientations philosophiques qu'on désapprouve et qu'on entend combattre, mais plus rarement, pour ne pas dire jamais, à celles qu'on adopte soi-même. Cette dissymétrie doit déjà justifier tous les soupçons..Autrement dit, les thèses philosophiques ne sont pas discutées pour elles-mêmes dans leur aspiration à la vérité, ce qui serait le régime ordinaire de l'argumentation, elles sont mises en cause par leur lien putatif à des mobiles sociopolitiques inconscients dont elles dépendent, à l'insu de leurs porteurs (en l'occurrence, la "philosophie analytique" et le "capitalisme" entendu comme sa source inavouée ou inavouable. Il faut quand même noter que les analyses de Weber sont plus subtiles et nuancées que ne le laissent penser les résumés habituels de son étude sur l'éthique protestante). La satisfaction intellectuelle (illusoire) qu'apporte ce type de lecture est qu'on pense par là détenir une vérité (cette norme existe donc !) sur le discours de l'autre dont il est lui-même dépossédé par définition, puisqu'il ne peut dire ce qu'il dit ou penser ce qu'il pense que par ignorance (ou -version mauvaise foi- par le déni) du jeu d'intérêts dans lequel il est pris tout en croyant s'en libérer par le travail « en surplomb » de la pensée (ça sent le Bourdieu). Je laisse bien sûr aux experts la question de savoir ce que peut bien avoir en tête un auteur lorsqu'il parle de "philosophie analytique" avec un regard à ce point panoramique qu'on se demande à juste titre ce qu'il aperçoit avec clarté et distinction dans le paysage évoqué...
RépondreSupprimerPar ailleurs, et c'est tout autre chose, un des effets (involontaire ?) de la "sweeping comparison" proposée (on se l'autorise dans un blog, mais pas dans un séminaire ou un colloque, sauf à titre d'exemple de fallacy?) est qu'elle donne furieusement envie de lire (il serait plus chic d'écrire « relire ») Port Royal de Sainte Beuve ou Les Provinciales de Pascal, pour lequel nous aurons une pensée émue à l'aide d'un misérable pastiche : "qui veut faire l'Engel ne fait pas nécessairement la bête"…
Arnaud M.
En fait, cher A. Nonyme, c'est en lisant la thèse de Laporte sur Saint Cyran que je suis tombé sur ce passage de Mourret, et me suis rappelé le jugement de Audi paru dans Cités. Mais dites moi, la sweeping comparison , l'attribuez vous à moi ou à l'auteur de cette oukase ? Car c'est lui qui dit que la philosophie analytique est du puritanisme. Ce n'est pas très sweeping de comparer St Cyran au protestantisme, c'est même banal, même si c'est faux, car les jansénistes n'étaient pas des réformés.
RépondreSupprimerJe comprends la comparaison en question comme une "tentation" à laquelle on se laisse prendre, par jeu, et non comme un argument décisif contre un texte qui, si je comprends bien la citation finale de Pascal, ne mérite même pas d'être réfuté. vous écrivez :" on est très tenté de rapprocher le mouvement d’horreur qu’il exprime par tous ses pores de celui que le catholique éprouve non seulement face à la doctrine protestante, mais aussi vis-à-vis du jansénisme qui n’en est qu’une variante." Cette tentation, c'est bien vous qui l'éprouvez et non Audi qui y a cédé apparemment sans hésitation...
RépondreSupprimerLe même.
Il n'y a pas le moindre argument, encore moins décisif dans le petit rapprochement que je fais ici, et encore moins volonté d'en donner un. Et je ne vois pas ce qui le suggérerait en quoi que ce soit. ( je crois que nous avons eu la même discussion au sujet d'un billet sur l'apprentissage de l'obvie il y a quelques mois).
RépondreSupprimerMais est ce que vous voulez dire que les auteurs dont je rapproche les réactions ( l'historien catholique parlant de St Cyran comme proto-protestant, le philosophe français parlant de la philosophie analytique) ne nous présentent que des "tentations auxquelles ils se laissent prendre par jeu" et qu'ils ne présentent pas leur comparaisons comme des arguments ?
D'accord sur le premier point, il n'y a pas en réalité de malentendu, à moins que les propos aient manqué de clarté.
RépondreSupprimerPour le second, il est vraisemblable que les comparaisons dont il s'agit valent comme arguments aux yeux de ceux qui s'y risquent, encore faudrait-il s'en assurer directement auprès de ceux qui sont encore de ce monde. Audi, une nouvelle Juliette Grange ?
Pour ce qui est de la revue Cités, le débat sur la philosophie analytique dans le n°5 de 2001 était précédé d'une courte et sobre présentation de Picavet qui ne s'exposait pas aux mêmes réticences, pour employer une terme modéré...
En effet, et à l'époque on n'avait même été demander à des philosophes analytiques ou supposés tels, de contribuer à ce débat. Les temps ont changé. Mais relisez quand même bien les contributions d'alors....
RépondreSupprimerEn résumé : mieux vaut rouler en Rawls qu'en Audi.
RépondreSupprimerMoi j'ai une Harley Davidson.
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