Dans la NRF d’août
1935 (repris in Précision, Gallimard,
1937, seconde ed. 1964, p. 102), Benda demande l’anonymat des écrits. Sa raison
est que, quand on prend des positions, on emploie toujours l’argument génétique
et ad hominem et qu’on n’examine
jamais si la position est vraie ou correcte. Par exemple quand il demande que
la France s’arme contre l’Allemagne on dit qu’il prend cette position parce que
juif, quand il prône le français comme langue commune européenne on dit que c’est
parce qu’il est un bourgeois français, quand il critique la propagande
marxiste, on l’accuse de ne pas parler de Marx alors qu’il le devrait comme
clerc.
« Il y a là
un tour d’esprit caractéristique du littérateur moderne et qui l’oppose à l’homme
de science ; considérer les idées d’un ouvrage, non en elles-mêmes, mais
par rapport à la personne de leur auteur.
Pas de critique
des idées tant qu’on n’aura pas voté l’anonymat des écrits »
Benda reprit ce
thème derechef en bien des endroits - on ne s’intéresse pas aux idées, mais aux
personnes, pas à ce que les gens disent mais à leur biographie - et dans son
tout dernier article de la NRF, « Qu’est-ce que la critique ? »
que j’ai déjà eu l’occasion de citer ici ( « polémique », 18 mai
2014).
L’usage de l’argument génétique (tu dis cela
parce que tu viens de tel passé, as telle origine), ad hominem (tu dis cela parce que tu es tel ou tel, appartiens à
tel ou tel groupe, telle classe, « d’où parles-tu ? »), ou tu quoque (ou argument de la cour de
récré : « c’est celui qui le dit qu’il y est » ) est si fréquent
qu’on est tenté en effet de supprimer les noms d’auteurs.
Après tout, n’était-ce
pas ce que l’on faisait au XVIIIème, quand être un auteur vous rendait
immédiatement suspect et embastillable ? La plupart des pamphlets de
Swift, par exemple, sont anonymes, et nombre de textes de Voltaire, comme la
fameuse Diatribe du Docteur Akakia (1752) . En 1827, Barbier écrivit un Dictionnaire des ouvrages anonymes etpseudonymes qui révélait les clefs.
N’est-ce pas ce que les tenants de la mort de l’auteur comme
Michel Foucault ne cessèrent de demander ?
Le maître poitevin
ne disait-il pas, en 1969 à la Société française de philosophie [1]
, dans une curieuse ( mais en fait seulement apparente) convergence avec Benda :
« L'auteur - ou ce que j'ai essayé de décrire comme la fonction auteur
- n'est sans doute qu'une des spécifications possibles de la fonction-sujet.
Spécification possible, ou nécessaire ? À voir les modifications historiques
qui ont eu lieu, il ne paraît pas indispensable, loin de là, que la
fonction-auteur demeure constante dans sa forme, dans sa complexité, et même
dans son existence. On peut imaginer une culture où les discours circuleraient
et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais…La vérité est
tout autre : l'auteur n'est pas une source indéfinie de significations qui viendraient
combler l'oeuvre, l'auteur ne précède pas les oeuvres. Il est un certain
principe fonctionnel par lequel, dans notre culture, on délimite, on exclut, on
sélectionne. Bref, le principe par lequel on entrave la libre circulation, la
libre manipulation, la libre composition, décomposition, recomposition de la
fiction. Si nous avons l'habitude de présenter l'auteur comme génie, comme
surgissement perpétuel de nouveauté, c'est parce qu'en réalité nous le faisons
fonctionner sur un mode exactement inverse. Nous dirons que l'auteur est une
production idéologique dans la mesure où nous avons une représentation inversée
de sa fonction historique réelle. L’auteur est donc la figure idéologique par
laquelle on conjure la prolifération du sens. »
Mais l’auteur bien repéré de Les mots et les choses s’empressait d’ajouter :
"En disant cela, je semble appeler une forme de culture où la fiction ne serait pas raréfiée par la figure de l'auteur. Mais ce serait pur romantisme d'imaginer une culture où la fiction circulerait à l'état absolument libre, à la disposition de chacun, se développerait sans attribution à une figure nécessaire ou contraignante. Depuis le XVIIIe siècle, l'auteur a joué le rôle de régulateur de la fiction, rôle caractéristique de l'ère industrielle et bourgeoise, d'individualisme et de propriété privée. Pourtant, compte tenu des modifications historiques en cours, il n'y a nulle nécessité à ce que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme ou sa complexité ou son existence. Au moment précis où notre société est dans un processus de changement, la fonction-auteur va disparaître d'une façon qui permettra une fois de plus à la fiction et à ses textes polysémiques de fonctionner à nouveau selon un autre mode, mais toujours selon un système contraignant, qui ne sera plus celui de l'auteur, mais qui reste encore à déterminer ou peut-être à expérimenter. »
Bref, la fonction auteur n’est qu’une fonction, elle est contingente, elle pourrait disparaître en principe, mais elle reste quand même là. Foucault ne se mouille pas. Benda était plus radical. Lui-même pourtant continua, tout comme Foucault, de signer ses livres.
La revendication de Benda, les prophéties de Foucault, portaient surtout sur l’écriture littéraire. Benda aurait aimé que la littérature fût comme la science, un lieu public, neutre, collectif, où l’œuvre est le produit d’une création et d’une critique publique et objective, en un sens assez popperien. Il est loin d’être évident que ce fut l’idéal de Foucault ou de Blanchot dont il s’inspire. Quand ces derniers constatent, et peut être réclament l’effacement de l’auteur, ce n’est pas au nom de l’Offentlichkeit kantienne ou de la neutralité de la science, ou en raison d’une quelconque vénération pour la vérité objective. Entre le ressassement éternel de l’écriture et le neutre qui parle de nulle part prônés par le maître de Quain (Saône et Loire) et son disciple de Poitiers (Vienne), et l’idéal platonicien du Clerc parisien (4eme arr.), pas de commune mesure : jamais Blanchot ni Foucault, et encore moins leurs successeurs structuralistes et post-structuralistes n’ont eu la moindre sympathie pour Benda et ses idées Troisième République. Au contraire, tout comme Bataille, qui le haïssait, ils voyaient en lui la figure même de l’écrivain classique, celle qu’il faut abattre, ou simplement ignorer – car dans le monde de l’esprit, point n’est besoin d’abattre qui que ce soit, l’ignorance, le mépris glacé et le silence suffisent largement.
L’anonymat des
écrits est-il un si bon principe ? Certes il permet d’échapper à la
censure dans les régimes dictatoriaux et autoritaires et il a la vertu d’épargner
à leurs auteurs la prison ou le bannissement. Mais quid
quand les écrits en question sont diffamatoires, injurieux, racistes, etc. ?
Quand, comme dans les blogs (heureusement pas celui-ci) les anonymes postent
des commentaires insultants et se réfugient derrière l’anonymat pour commettre
leurs forfaits ? Et si les écrits sont anonymes, le plagiat ne va-t-il pas devenir universel ? On pourrait soutenir qu'il n'y aura plus de plagiat, puisque la "fonction auteur" aura disparu. Tout sera accessible, mais aussi à quoi bon copier, puisque tout sera à tout le monde. Mais aussi : à quoi bon écrire, puisqu'on écrira pour les autres et non pour soi, et qu'on ne sera plus propriétaire de son copyright ? ( soit dit en passant, c'est à peu près ce qui tend à se faire sur internet: beaucoup de gens pensent que du moment que quelque chose est sur le web, il est en accès libre et gratuit, et pillable ou piratable).
Voici un autre exemple qui rend l'anonymat problématique. Une récente revue en ligne, Inference
, se propose les objectifs suivants :
Science, it is often said, is a uniquely
self-critical institution. Questionable theories and theoreticians pass
constantly before stern appellate review. Judgment is unrelenting. And
impartial. Individual scientists may make mistakes, but Science as an
institution is irrefragable because its judgments are collective.
The editors of Inference:
International Review of Science believe this view to be both wrong in
conception and pernicious in effect. The process of peer review by which grants
are funded and papers assigned to scientific journals does not—and it
cannot—achieve the ends that criticism is intended to serve.
The editors are for this
reason persuaded that the sense of skepticism engendered by the sciences would
be far more appropriately directed toward the sciences than toward anything
else.
Il s’agit donc de critiquer
la science dans ses prétentions à la critique, à l’objectivité. Curieux programme. Quand on voit
que la revue en question laisse la part belle à des articles critiques de la
théorie de l’évolution et des conceptions officielles du climat et de la santé,
on a une vague idée des objectifs de la dite revue, qui sent à plein nez la
propagande discrète pour l’intelligent
design.
Mais chose encore plus
curieuse, les « éditeurs » de la dite revue restent, et entendent
rester anonymes. Aucun comité de rédaction, aucun comité scientifique n’est
donné sur le site, avec cependant des conditions assez drastiques du point de vue légal.
Les éditeurs nous disent aussi qu’ils n’ont pas de comité de
lecture et ne prennent que les articles qui leur « plaisent ». Ils critiquent le « peer
refereeing »:
Although the editors appeal
to experts for advice, Inference is not peer-reviewed. Writers must
please the editors. They need please no one else.
The editors of Inference
would prefer to remain anonymous.
Je dois dire que, même à l'époque des revues littéraires comme la NRF en littérature, de Mind ou de la Revue philosophique, qui étaient dirigées par un petit groupe de gens suivant un potentat littéraire ou philosophique, je n'ai jamais entendu l'un quelconque de ces directeurs de revue ou leurs comités dire qu'ils publiaient les articles qui leurs étaient soumis simplement parce que cela leur plaisait. Prétendre appliquer ce principe pour la littérature , passe encore - bien que la littérature à mes yeux relève de principes de jugements aussi objectifs que possible - mais dire cela pour une revue qui entend publier des articles de science, c'est pour le moins inédit!
Refuser la lecture "anonyme" et "blind" n'est cependant pas en soi une si mauvaise chose dans la mesure où le peer referreing a aussi ses défauts, même si en fait je suis pour le blind refereeing. Mais il ne faut pas cacher aussi qu'il favorise, notamment, le conformisme et la courbe de Gauss dans la qualité des articles. Mais pourquoi , si les rédacteurs de cette revue Inference refusent cette science publique et anonyme, restent-ils eux mêmes anonymes et n'assument ils pas en leur nom propre leurs choix éditoriaux? D' autant qu'ils n'appliquent pas cette règle à leurs auteurs. Car les auteurs du premier numéro sont , à la différence des editors, parfaitement identifiés. Ils ont même leur caricature attitrée comme avec les dessins de David Levine dans la NYRB.
Refuser la lecture "anonyme" et "blind" n'est cependant pas en soi une si mauvaise chose dans la mesure où le peer referreing a aussi ses défauts, même si en fait je suis pour le blind refereeing. Mais il ne faut pas cacher aussi qu'il favorise, notamment, le conformisme et la courbe de Gauss dans la qualité des articles. Mais pourquoi , si les rédacteurs de cette revue Inference refusent cette science publique et anonyme, restent-ils eux mêmes anonymes et n'assument ils pas en leur nom propre leurs choix éditoriaux? D' autant qu'ils n'appliquent pas cette règle à leurs auteurs. Car les auteurs du premier numéro sont , à la différence des editors, parfaitement identifiés. Ils ont même leur caricature attitrée comme avec les dessins de David Levine dans la NYRB.
Cet exemple montre que l’anonymat des écrits peut servir
toutes sortes d’objectifs, et n’est pas nécessairement la marque d’un souci d’objectivité
et de neutralité scientifique. Au contraire.
[1]
En 1969, voir Dits et Ecrits Tome I
texte n°69. Foucault, pourtant si peu institutionnel dans ses allégeances
exprimées, eut droit à deux séances de la Société française de philosophie,
puisqu’il y parla, une quinzaine d’années plus tard de Qu’est ce que les Lumières ?