Benda au congrès des intellectuels pour la paix, 1948
Julien Benda trouvait que le vers de La Fontaine
Etant devenu vieux, on le mit au moulin
est l'un des plus beaux de la langue française
Le Mulet d'un prélat se piquait de noblesse,
Et ne parlait incessamment
Que de sa mère la Jument,
Dont il contait mainte prouesse :
Elle avait fait ceci, puis avait été là.
Son fils prétendait pour cela
Qu'on le dût mettre dans l'Histoire.
Il eût cru s'abaisser servant un Médecin.
Etant devenu vieux, on le mit au moulin.
Son père l'Ane alors lui revint en mémoire.
Quand le malheur ne serait bon
Qu'à mettre un sot à la raison,
Toujours serait-ce à juste cause
Qu'on le dit bon à quelque chose.
Quand Benda devint vieux, on le mit au
moulin du Parti communiste. Il devint un compagnon de route. Là il rencontrait
Aragon, qui l’avait avant-guerre traité de clown, Eluard dont il fustigeait la poésie surréaliste dans La France
byzantine, et Claude Roy , ex-Action française devenu résistant communiste. Le sot, à défaut d'être mis à la raison, était toujours bon à quelque chose.
Dans
Past imperfect ( p.51 , tr. Fr Fayard
1992), Tony Judt accuse Benda d’avoir en 1946, notamment dans la seconde préface
de la Trahison des clercs ( TC, ed.
Grasset 1975) recyclé son accusation d’avant-guerre contre les clercs , qui
consistait à dénoncer leur trahison des idéaux supra-terrestres, en une
accusation de trahison politique : quiconque n’était pas du côté de la
classe ouvrière était un traître. Comme le remarque Judt, Sartre déclinait le
même thème. Benda aurait ainsi
transformé, à l’encontre de sa propre position dans La trahison des clercs , la trahison intellectuelle en une trahison
politique.
J’avoue ne pas voir ce qui peut
justifier la lecture de Judt, qui est en fait entièrement erronée et malveillante ( sans doute parce que malgré son immense érudition il n'avait pas lu Benda). Ce que dit
Benda dans cette préface est que la trahison par les clercs des valeurs de
vérité, de justice, de raison, au nom de l’ordre et des valeurs uniquement
sociales, les a conduits à leurs positions anti-démocratiques, qui en retour
les ont conduit à trahir leur patrie. Il vise évidemment ici l’Action
française, les collaborateurs, et les fascistes. Les doctrinaires de l’ordre,
nous dit Benda, se réclament de la raison, mais il tiennent celle-ci comme
déterminée par l’histoire, et donc par les faits ( mais certains événement de
l’histoire, selon les doctrinaires en question, tels que la Révolution
française, ne sont point conformes à la raison). Mais la raison n’est pas
déterminée par les faits, selon Benda (TC, p. 60). Il est donc très clair à ses yeux que c’est la fausseté de leurs doctrines – leur trahison
intellectuelle – qui conduit les clercs à leur trahison historique et
politique. Loin de les assimiler, Benda voit dans la première trahison la cause
directe de la seconde. En parfait idéaliste, il tient les idées comme menant le
monde. C’est exactement le contraire que croit Sartre, qui, avec les marxistes,
pense que c’est la position de classe, l’appartenance à la bourgeoisie, qui
détermine la trahison politique des clercs, et par là même leurs visions
anti-démocratiques. Le fait que Benda et
Sartre, à cette époque, se soient retrouvés
dans le même camp est purement contingent, car ils l’ont fait pour des
raisons diamétralement opposées du point de vue doctrinal. Benda est ami des
communistes parce qu’il défend la raison et la justice éternelles. Sartre est
ami des communistes parce qu’il considère que l’histoire nous prescrit de nous
engager. Mais pour Benda, l’histoire et sa marche ne nous prescrivent rien.
C’est la raison seule qui nous prescrit. Sartre ne croit pas en la raison.
Benda est compagnon de route du communisme,
mais pas compagnon de pensée. Il traite même les communistes de traîtres à la
cléricature :
« Une
autre trahison des clercs est, depuis une vingtaine d’années, la position de
maint d’entre eux à l’égard des changements successifs du monde, singulièrement
de ses changements économiques. Elle consiste à refuser de considérer ces
changements avec la raison, c’est-à-dire d’un point de vue extérieur à eux, et
de leur chercher une loi d’après les principes rationnels, mais à vouloir
coïncider avec le monde lui-même en tant que, hors de tout point de vue de
l’esprit sur lui, il procède à sa transformation – à son « devenir »
– par l’effet de la conscience irrationnelle, adaptée ou contradictoire et par
là profondément juste, qu’il prend de ses besoins. C’est la thèse du matérialisme
dialectique. » (TC p.76)
Cette position est exactement la
même que celle que Benda toujours tenue
avant-guerre. Il l’assimile au déni de la raison, et même, une fois encore, au
bergsonisme :
« Cette position n’est aucunement, comme elle le prétend, une
nouvelle forme de la raison, le « rationalisme moderne » [ici
Benda renvoie à la revue principale des intellectuels communistes, La pensée]
; elle est la négation de la raison, attendu que la raison consiste
précisément, non pas à s’identifier aux choses, mais à prendre, en termes
rationnels, des vues sur elles. Elle est une position mystique. On
remarquera d’ailleurs qu’elle est exactement, encore que maint de ses adeptes
s’en défende, celle de l’Evolution créatrice, voulant que, pour
comprendre l’évolution des formes biologiques, on rompe avec les vues qu’en
prend l’intelligence, mais qu’on s’unisse à cette évolution elle-même en tant
que pure « poussée vitale », pure activité créatrice, à l’exclusion
de tout état réflexif qui en altérerait la pureté. On pourrait dire encore que,
par sa volonté de coïncider avec l’évolution du monde – expressément avec son
évolution économique – en tant que pur dynamisme instinctif, la méthode est un
principe, non pas de pensée, mais d’action, dans la mesure exacte où
l’action s’oppose à la pensée, du moins à la pensée réfléchie. »(TC p.77)
Et dans Tradition de l’existentialisme,
écrit à la même époque, Benda n’hésitera pas à soutenir que l’existentialisme
de Sartre est dans le même sac, celui de l’anti-raison, de la domination de la
raison par le fait. Je souscris des deux mains. Est-ce, comme me l’a reproché Thierry Leterre ( Revue
philosophique, 13, 3, 138, 2013, p.40 ), un « amalgame » du genre
de ceux que fait fréquemment Benda? Evidemment, assimiler marxisme, bergsonisme
et existentialisme, semble gros. Mais est-ce aussi injustifié que cela? Benda n’ignore
pas la différence des doctrines, mais il veut montrer ce qu’elles ont en
commun. Ces trois doctrines énoncent bien que le fait détermine la raison, soit
sous la forme de l’évolution, soit sous la forme de l’histoire, sous la forme
de la liberté par laquelle on est jeté dans le monde. Ces trois doctrines ont
aussi en commun une conception de la vérité comme fusion de l’esprit et du réel
(durée, histoire, existence), c’est-à-dire une théorie de la vérité comme
identité de la pensée et de l’être, du rationnel et du réel. Benda appelle ces doctrines
« mystiques » parce qu’elles affirment cette fusion. Le terme est
polémique évidemment, mais il n’est pas si inapproprié si on désigne par là
toute thèse qui conduit au reniement de la raison, à l’identité de la pensée et
de l’être, et à l’affirmation de l’assimilation de la norme et du fait. Dans un
article de La pensée (la revue même dont Benda dit qu’elle nie le
rationalisme authentique) de 1946, Benda disait , en réponse à Jean
Lacroix qui l’accusait d’être un « rationaliste étroit » :
Le
clerc trahit, nous dit encore Benda dans cette même préface de 1946, quand il
adhère à l’idéologie communiste , car il renonce à la notion de justice
abstraite et adopte « une idéologie qui veut que la vérité, elle
aussi, soit déterminée par les circonstances et refuse de se sentir liée par
l’assertion d’hier, que l’on donnait pour vraie, si les conditions d’aujourd’hui
en requièrent une autre » (p. .96)
Benda conclut son plaidoyer
anticommuniste et antifasciste :
« En somme, la trahison des clercs que je dénonce en ce chapitre
tient à ce que, adoptant un système politique qui poursuit un but pratique, ils sont obligés d’adopter des valeurs
pratiques, lesquelles, pour cette raison, ne sont pas cléricales. Le seul
système politique que puisse adopter le clerc en restant fidèle à lui-même est
la démocratie parce que, avec ses valeurs souveraines de liberté individuelle,
de justice et de vérité, elle n’est pas pratique »(p.102)
Comment alors un homme
qui est à ce point aux antipodes des thèses communistes, et qui ne cessa jamais de
l’être, a-t-il pu adhérer aux positions politiques des communistes, se laisser
mettre au moulin par ses ennemis eux-mêmes ? Il nous donne la réponse dans
une note de la même préface (mais disait encore la même chose dans Précision
avant-guerre):
« Je tiens
à préciser que je n’attaque pas le clerc qui adhère au mouvement communiste si
j’envisage ce mouvement dans sa fin, qui est l’émancipation du
travailleur ; cette fin est un état de justice et le clerc est pleinement
dans son rôle en la souhaitant. Je l’attaque parce qu’il glorifie les moyens
que le mouvement emploie pour atteindre à cette fin ; moyens de violence,
qui ne peuvent être que de violence, mais que le clerc doit accepter avec
tristesse et non avec enthousiasme, quand ce n’est pas avec religion. Je l’en
attaque d’autant plus que souvent il exalte ces moyens, non pas en raison de leur
fin, mais en eux-mêmes, par exemple la suppression de la liberté, le mépris de
la vérité ; en quoi il adopte alors un système de valeurs identique à
celui de l’anticlerc. » (p.103 )
Benda tient ici l’adhésion à la politique communiste comme ce que Kant appelait
une « croyance pragmatique », le fait d’accepter une proposition sans
y croire, comme un moyen en vue d’une fin supérieure pratique. On peut ne pas
croire une doctrine, mais l’accepter. Cela revient à séparer, comme il fait
souvent, théorie et pratique, d’une manière que nous avons du mal à comprendre.
On a souvent accusé Benda de mauvaise foi, et Tony Judt l’accuse
non seulement de gâtisme , mais de manque de courage intellectuel et
d’aveuglement volontaire dans l’affaire Rajk. Ici c’est sans doute plus
justifié. J’ai parlé de cela ailleurs,
et n’y reviens pas. Certes il est difficile, surtout quand on est un
intellectuel, de croire une chose mais d’agir comme si on croyait son
contraire. Nous tenons qu’il y a là une
contradiction car nous assimilons, à la manière de Peirce, de Ramsey et de la
plupart des fonctionnalistes d’aujourd’hui, la croyance à une disposition à
agir. Mais si nous refusons cette assimilation, comme le fait avec constance
Benda, la contradiction n’est pas
évidente.
La morale de la fable, telle que je la comprends, est simple. Il est sans cesse tentant de renoncer à la raison, d'abdiquer de l'intellect. On se retrouve très sûrement au moulin, et après Sartre, bien des penseurs français irrationalistes tournent, tels des ânes, suant au carrousel. Mais cela tolère des exceptions, comme toutes les moralités et tous les proverbes. Benda n'abdiqua jamais la raison,mais il se retrouva quand même au moulin.