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vendredi 1 novembre 2013

Que faire de nos journées ?




                                                           Jour pluvieux à Salvador de Bahia


       Rien ne m'irrite plus dans la vie de tous les jours, que le fait que je me voie gratifier d'un "Belle journée! " quand je dis au contraire spontanément  à quelqu'un "Bonne journée" ou "Bon après midi" ( car rarement les gens vous disent "bonne/belle matinée" , y compris dans les hôtels et autres lieux de rencontre auxquels se réduisent nos misérables vies: cela aurait l'air chiche : quid de l'après midi ? du soir?  ne peut-on étendre la journée un peu plus? ). Il semble que cela soit relativement un usage récent. Un ami me dit que cela vient de la région de Lyon. Mais cela se diffuse partout.

      Certes, comme tous les énoncés de la vie quotidienne, celui-ci est chargé de multiples sens contextuels, mais c'est la prééminence du sens conventionnel ( l'implicature conventionnelle) qui m'énerve.  Car quel rapport y a-t-il entre le fait que ma journée soit bonne -  ce dont je suppose que tout le monde s'accorde sur le fait qu'il est désirable qu'elle le soit , d'où l'accolade polie usuelle -  et le fait qu'elle doit belle? Vous noterez que je n'emploie pas les guillemets avec "bon" et "beau": je pense que ces mots ont leur sens absolu en discours quotidien comme en discours philosophique. Je crois que les gens font référence à des propriétés réelles du beau et du bon, et pas simplement à ce qui est bon ou beau pour eux, dans leur contexte, leur situation. J'admets tous les enrichissements pragmatiques, mais je crois en un sens littéral inexpugnable. C'est la référence à celui-ci qui , dans ces énonciations quotidiennes , gouverne les autres. Pour moi , il y a un sens littéral  qui donne les conditions de vérité  et l'adjectif "beau"  renvoie à l'esthétique et pas à l' éthique. Je me suis battu avec Frege depuis quasiment le début ma vie intellectuelle.  Frege dit , dans un texte tardif  de 1915 qui devrait faire partie de nos classiques:

       "Le mot "beau" indique bien réellement l'essence de l'esthétique, comme le mot "bien" celle de l'éthique, tandis qu le mot "vrai" ne fait qu'un tentative malheureuse pour indiquer celle de la la logique, dans la mesure où ce qui est réellement en question ne se rapporte par du tout au mot "vrai", mais à la force assertive avec laquelle une phrase est prononcée" ( Nachgelassene Schriften , Meiner Hamburg, tr . de Rouilhan et Tiercelin, Ecrits posthumes, Nîmes, ed J. Chambon, 1999, p. 298 )

   Frege admet la division des trois domaines, mais à la différence de ses textes antérieurs, ne dit pas que le vrai constitue un domaine ou Reich  en soi. Il va vers une conception déflationniste du vrai. Je m'oppose à présent à lui, et je suis plutôt avec le jeune Frege à présent. Mais il distingue, comme la scholastique, le vrai, le beau et le bien.

   Quand par conséquent on me dit "belle journée" , j'entends qu'on me souhaite une journée belle au point de vue esthétique. Suis-je à ce point dandy que je demande à mes jours d'être beaux et non bons ? Qu'est-ce qui dans l'époque peut conduire les gens à se souhaiter de belles journées plutôt que des bonnes ?


   

  






10 commentaires:

  1. Cela vient peut-être de la manière de parler des journalistes présentant la météo qui nous persuadent, à force de les écouter, qu'une journée réussie, une journée heureuse est une journée de beau temps, une belle journée.

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  2. Sans doute! Mais pourquoi ce transfert de l'adjectif esthétique à l'adjectif - si je puis dire - eudaimonique s'il n'y a pas derrière un changement dans nos conceptions de ce qui "vaut le coup" dans une journée? J'ai l'impression aussi que cela tient à un fait plus profond dans nos conceptions du bien, i.e que l'on ne fait plus de différence entre être content à cause du temps ou à cause d'autres choses. Toutes les sortes de valeurs deviennent égales, quelque chose comme un pouce en l'air - ou un opérateur d'évaluation d'une autre sorte - pour tout ce qui est "chouette" "chou" , "nice" , etc. ( en anglais on dit "Have a nice day") .Pourtant on ne dit pas à quelqu'un qui va affronter un danger : " beau courage".

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  3. Peut-être faut-il le voir aussi comme un signe d'une époque qui tient le paltoquet pour un génie et pour laquelle aussi les cheveaux de course sont géniaux...Belle est alors une hyperbole de bon : c'est peut-être dans le même esprit qu'il est arrivé à des commerçants à la caisse de me souhaiter une merveilleuse journée..

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  4. On peut y voir aussi bien un germanisme : "Have a nice day" peut se traduire classiquement par "ich wünsche Ihnen einen schönen Tag"...

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  5. C'est en effet un germanisme ( je l'entends souvent en Suisse) : Schön Tag. Et du coup Frege devait être mécontent que sa langue autorise de telles metabaseis eis allo genos.

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  6. "Quand par conséquent on me dit "belle journée" , j'entends qu'on me souhaite une journée belle au point de vue esthétique."

    Certes, mais quand on vous dit "le soleil se lève", vous n'entendez pas par là une position géocentriste.
    Même les Espagnols les moins machistes disent "mis padres", "mis papas" pour désigner le père et la mère.
    N'est-on pas entré dans une logique erronée de surinterprétation d'expressions populaires ?
    Et du coup Frege n'aurait été mécontent que s'il avait compris les expressions de sa langue au pied de la lettre.

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  7. Il y a en effet plusieurs manières de réagir au non sens dans le langage quotidien. Frege, et dans une certaine mesure Carnap, entendent dire qu'il est systématiquement trompeur, et à réformer. Wittgenstein soutient que le non sens consiste à s'éloigner de l'usage ( voir le livre de Bouveresse, Dire et ne rien dire, ed. Chambon). Vous semblez vous ranger du côté de W. Mais il y a aussi différentes sortes de non sens. Celui dont je parlais avec beau/ bon relève de ce que Ryle appelle "category mistake", ce qui n'est pas le cas des exemples que vous prenez. Et puis on peut s'accommoder de l'usage parce que c'est l'usage , ou s'insurger contre les mauvais usages. Est ce que par exemple, vous acceptez les anglicismes, et par êtes d'accord avec l'usage répandu et quasiment passé dans la langue, d'utiliser "supporter" au sens de " apporter son soutien" plutôt que " subir" ( "je supporte ma belle mère" ( quand elle nous rend visite ) et "je supporte ma belle-mère" ( quand elle joue à la pétanque" veulent dire la même chose, apparemment!)ou encore l'emploi de "coming out" ,qui désigne quelque chose de bien précis, pour désigner n'importe quelle sorte d'aveu public....

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  8. Non, je ne suis pas d'accord en effet avec les usages que vous mentionnez parce qu'ils contribuent à rendre confuse la pensée, mais vue de Sirius, l'évolution d'une langue naturelle se fait par la normalisation des usages qui révoltent les puristes ou du moins les attentifs à la pluralité des sens. Martinet dans ses Éléments de linguistique générale prend au sérieux ce qu'on pourrait appeler le principe du moindre effort et en fait une des deux causes, avec les besoins communicatifs, de l'évolution des langues.
    Ne peut-on pas dire alors qu'il y a une opposition entre la tendance en question de l'humanité et les pratiques des philosophes obéissant au principe du plus grand effort ?
    Mais, en fin de compte, malgré l'irrationnalité apparente de l'évolution des langues dont ils partent nécessairement, les philosophes sont tout de même parvenus à la rigueur qu'ils se fixent comme norme.

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  9. mon professeur de grec nous disait qu'on n'aurait jamais dû parler d'une "automobile" , car c'est un mot à la fois grec et latin, mais d'une "autocinète" qui rétablit l'unité de la langue d'emprunt.
    Il avait raison

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  10. PS . Ce que je voulais dire est à peu près capturé par cette remarque de Hermann Broch sur le kitsch:
    "Le système du kitsch exige de ses partisans "fais du beau (Schöntravail", alors que le système de l'art a pris pour maxime le commandement éthique "Fais du on travail"(Der Künstler aber hat gut, er hat nicht schön zu arbeiten.) " ( Remarques sur le kitsch, in Crétaiton littéraire et connaissance"

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