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Paru sous le titre « Pôle Express » , Le Nouvel Observateur Hors série, 64, janvier 2007
Quelle est la différence entre croire au Père Noël, aux
elfes, aux fantômes ou aux soucoupes volantes – ce que l’on peut appeler des
croyances fictionnelles - et prendre goût à des fictions : aux contes de Perrault et
de Grimm, à la Guerre des étoiles et au Seigneur des anneaux? La différence semble
être que quand on lit les aventures du Petit Poucet, de Blanche Neige, de Dark
Vador ou de Bobo le Hobit, on n’a pas besoin de croire que ces entités
existent, mais seulement de postuler leur existence dans la fiction et de faire comme si
elles existaient ; lireet comprendre une fiction ne demande que l’exercice de
l’imagination. En revanche, croire au Père Noël, aux fées ou aux fantômes
implique de croire que ces entités existent : par définition croire c’est croire
vrai, et non pas croire faux. Dire : « Je crois au Père Noël mais il n’existe pas » est
une espèce de contradiction pragmatique qui annule ce qu’elle est supposée
exprimer, un peu comme quand on dit « Je promets de ne rien promettre ». Mais
justement, est-ce que notre « croyance » au Père Noël et aux elfes n’est pas
de ce type ? Les enfants croient-ils vraiment au Père Noël et ne feignent-ils
pas plutôt, tout comme leurs parents, d’y croire ? La réponse est tentante,
mais elle ne cadre pas avec le fait que l’on attend du Père Noël certaines choses –
des cadeaux – qu’on n’attend pas des créatures de fiction. Ces dernières peuvent
avoir un effet sur nous (nous passionner ou nous faire peur) qui n’est pas le
même que celui que nous inspire la croyance au Père Noël ou aux sorciers. Et
pourtant il semble bien y avoir une relation entre notre attitude vis-à-vis des
entités que nous posons explicitement comme fictionnelles et celles, comme le
Père Noël ou les fées, qui peuvent être objets de croyance. Laquelle ?
La notion de croyance est ambigüe et désigne plusieurs sortes d’attitudes distinctes. Mais celles-ci se rattachent toutes à un noyau commun. Une croyance, paradigmatiquement, obéit à quatre caractéristiques. En premier lieu elle consiste à tenir pour vraie une certaine proposition (explicitement, en donnant son assentiment verbal, ou implicitement, par ses actions) soit sous le mode de la conviction soit sous le mode de l’incertitude, et sur la base de certaines raisons ou de données qui l’étayent. En second lieu la croyance
implique des dispositions à agir sur la base des propositions qu’on croit vraies.
Normalement si vous croyez que quelqu’un est un sorcier ou un démon, vous
aurez tendance à vouloir l’éviter, et si vous croyez que la fin du monde aura lieu
l’année prochaine vous ne faites pas de projets pour votre retraite. En troisième
lieu une croyance implique l’existence d’une certaine trame inférentielle
cohérente qui la relie à d’autres croyances. Si je crois qu’il pleut très fort,
normalement je crois aussi que les rues sont mouillées, qu’il y a des nuages, et
qu’on est trempé si on sort sans imperméable. Cette trame doit être
minimalement rationnelle pour qu’on puisse attribuer des croyances : si par
exemple quelqu’un croit que le paletot du Père Noël est à la fois rouge et non
rouge, ou que le Père Noël est une courge, il nous est très difficile de considérer,
au moins de prime abord, qu’il a ces croyances. Enfin les croyances sont
involontaires, au sens où on ne peut pas croire quelque chose immédiatement
par l’effet d’une simple décision (bien qu’on puisse utiliser toutes sortes de
moyens indirects, comme la méthode Coué, la drogue ou l’hypnose, pour
produire en soi une croyance à plus ou moins long terme).
Les croyances au Père Noël, aux fées ou aux soucoupes volantes obéissentelles
à ces conditions ? Ce n’est pas clair. Les données qui les confirment sont
par définition douteuses, et ceux qui ont ces croyances ont au moins des raisons
aussi fortes de croire le contraire. Mais alors comment peut-on à la fois croire et
ne pas croire la même chose? En revanche, les enfants semblent remplir la
seconde condition : ils agissent comme s’ils tenaient pour vrai que le Père Noël
existe, en mettant leurs petits souliers devant la cheminée ou en lui écrivant des
lettres, bien que la gamme de ces actions soit limitée. De même la gamme des
inférences que que ceux qui croient au Père Noël ou aux fées se limite à des
propriétés stéréotypées. Peut-on dire, comme on le fait souvent, que la
croyance au Père Noël est volontaire, et que ce c’est parce qu’on veut bien croire
au Père Noël qu’on obtient cette croyance? Il est certes courant de prendre ses
désirs pour des réalités, mais l’idée d’une croyance obtenue volontairement par
l’effet d’une décision consciente est contradictoire: celui qui veut croire
quelque chose doit par définition admettre qu’il ne le croit pas déjà, ou qu’il
croit le contraire, sans quoi il n’aurait pas besoin de vouloir le croire, mais s’il
parvient, par l’effet d’une décision, à croire ce dont il sait qu’il ne le croyait pas
avant, alors il doit nécessairement se trouver dans la position à la fois de croire
et de ne pas croire la même chose. On répondra que ce genre de situation n’a
rien de rare: c’est même sur elle que reposent les attitudes d’aveuglement
volontaire ou d’auto-duperie. Mais à la différence du mari trompé qui croit
néanmoins que sa femme est fidèle, croire au Père Noël ou aux fées ne repose
pas sur une conduite d’illusion ou de tromperie. Par définition la dupe de soimême
croit quelque chose contre toute évidence, et on peut blâmer cette attitude
parce qu’elle implique un certain consentement à l’erreur. Au contraire le sujet
des croyances fictionnelles n’acquiert pas de véritable croyance. On ne peut pas
dire non plus qu’il soit crédule ou superstitieux, même si c’est sans doute vrai
pour les plus jeunes enfants. Il est beaucoup plus exact de dire qu’il acquiert une
quasi-croyance : en un sens les enfants croient au Père Noël, et en un autre sens
il n’y croient pas. Essayons de voir en quoi cela peut consister
On pose bien mieux la question ainsi: comment pouvons-nous être touchés,
émus, avoir peur ou trouver du plaisir par le biais d’entités dont nous savons
qu’elles n’existent pas? Cette situation semble être par nature irrationnelle et
donne lieu au célèbre « paradoxe de la fiction ». Les trois énoncés suivants, qui
caractérisent la croyance aux entités fictionnelles semblent contradictoires. (1)
Pour avoir une émotion (de peur ou de plaisir) vis-à-vis de certaines personnes
ou de certains faits, nous devons croire que ces personnes ou situations existent,
mais (2) nous savons justement que les êtres fictionnels n’existent pas ; et
pourtant (3) les êtres de fictions sont capables de nous émouvoir (de nous faire
plaisir, de nous effrayer, etc.). Ainsi décrite, la croyance aux êtres fictionnels
conduit à attribuer au sujet des croyances contradictoires, ou potentiellement
contradictoires, comme celles qui donnent lieu au « paradoxe de Moore » : « Le
Père Noël n’existe pas mais je crois qu’il existe ». Mais à nouveau, cela nous
reconduit à l’idée que les croyances fictionnelles sont certaines sortes de
croyances irrationnelles. Le philosophe Kendall Walton, dans l’un des livres les
plus influents écrits sur la fiction Mimèsis as Make-believe (Harvard 1990)
soutient que le mécanisme psychologique sous-jacent est une forme d’imitation
et de faire-semblant : on ne croit pas aux sorciers ou aux fées, mais on fait
comme si, ou on simule la croyance en question. Selon Walton, cette capacité de
simulation est à l’origine de la plupart des attitudes émotionnelles que nous
avons vis-à-vis des récits, et elle est au fondement de la fiction elle-même.
Nombre de psychologues cognitifs ont testé, chez les enfants, les jeux de fairesemblant
– « on dirait que que je serais le Papa et que tu serais la Maman », et
ils ont associé ces jeux à une capacité psychologique, qui surgit vers l’âge de
trois ans, à attribuer des états mentaux à autrui, ou ce que l’on appelle une
« théorie de l’esprit ». C’est de cette capacité notamment que semblent privés les
enfants autistes. Selon les partisans de l’idée que la simulation mentale ou une
forme d’empathie émotionnelle est à la base de la capacité à attribuer à autrui de
états mentaux, c’est celle-ci, et non pas une forme de compétence théorique, qui
est à l’origine de notre aptitude à comprendre des histoires à propos des autres,
et aussi de nous raconter à nous-mêmes des histoires. L’avantage de
l’explication en termes de faire-semblant est qu’elle nous évite d’avoir à
attribuer des croyances, donc des propositions crues, à ceux qui croient au Père
Noël ou aux fées. Le véritable ressort de leur attitude psychologique est plutôt
d’ordre émotionnel. Il ne s’agit pas de dire des choses vraies ou fausses à propos
des entités fictives, mais plutôt de raconter des choses sur elles, en se mettant à
la place de ceux qui auraient confiance en ces entités. En fait on aurait ici affaire
bien plus à un croire en , qui est une forme de confiance ou de foi, qu’à une
forme de croire que, au sens d’une croyance propositionnelle répondant à des
critères intellectuels. Une autre indication qu’on n’a pas affaire à des croyances
proprement dites est qu’il n’est même pas clair que les gens qui croient au Père
Noël ou aux fées sachent exactement ce qu’ils croient. Croient-ils que les fées
vivent dans les bois ou dans les villes? Quelles sont de très jolies créatures ou au
contraire que certaines peuvent être vilaines ? Croient-ils que le Père Noël porte
des caleçons longs ou plutôt des sous-vêtements Dim ? Que Babar a un numéro
de sécurité sociale ? Il en va ainsi des êtres de fiction : la liste des propriétés
qu’on peut leur attribuer est indéfinie. Sherlock Holmes habite Baker Street, est
célibataire et opiomane. Mais la liste s’arrête-telle là ? A-t-il des bretelles ou une
ceinture ? Achète-t-il ses chaussures chez un bottier de Bond Street ou chez
Harrod’s ? Le propre de la fiction - du moins la fiction littéraire - est qu’elle
demeure ouverte à ces possibilités qu’elle n’explicite pas (mon neveu m’a dit un
jour : « Madame Bovary, c’est nul, on sait même pas à quoi elle ressemble »).
Les croyances fictionnelles sont donc semblables aux attitudes que le lecteur
adopte vis-à-vis des êtres de fiction. Comme celles-ci, elles n’impliquent pas
une véritable adhésion, mais à la différence de celles-ci cette adhésion est
revendiquée et simulée. Les croyances fictionnelles n’impliquent pas de
dispositions à agir ni der trames inférentielles spécifiques. Elles n’impliquent
pas un tenir-pour-vrai, mais une capacité à entretenir des hypothèses. Elles sont
en fait comme les croyances hypothétiques que nous imaginons quand nous
interprétons un énoncé conditionnel irréel : « Si ceci avait lieu, alors cela serait
le cas ». L’antécédent de ce conditionnel n’est pas quelque chose qui est cru :
c’est une croyance suspendue.
Peut-on étendre aux croyances religieuses les caractéristiques de ces quasicroyances
fictionnelles? Tout comme celles-ci, les croyances religieuses portent
sur des propriétés et des entités dont l’existence ne peut faire l’objet d’une
vérification ou d’une preuve au sens ordinaire. Mais l’analogie s’arrête là, car le
croyant ne traite pas sa croyance comme une fiction. Qu’il adopte la posture de
la foi et refuse de donner des raisons à ses croyances, ou qu’il adopte celle de la
connaissance et cherche – par le dogme, le raisonnement et la révélation – des
preuves de sa croyance, il est tout ce contraire – tout au moins de son propre
point de vue – de quelqu’un qui se raconte des histoires. Il vise à affirmer
quelque chose, et à connaître, par sa foi, une certaine réalité. Les critiques de la
religion et les défenseurs de Lumières contre la superstition peuvent
certainement l’accuser de s’illusionner ou de souscrire malgré lui à une fiction,
mais on ne peut pas comprendre la foi religieuse si l’on ne part pas du principe
que pour le croyant sa foi est tout sauf une histoire à laquelle il consent. Quand
la foi devient feinte ou mimée, par exemple parce qu’on a tout intérêt à masquer
son incroyance ou une autre croyance que celle qui est reçue, elle n’est plus la
foi. Il s’ensuit que la différence entre croire en Dieu et croire au Père Noël
devrait être maximale. Mais en même temps, un certain nombre de conditions de
la foi religieuse contemporaine accentuent le rapprochement. On parle partout
du retour de la religion et des croyances dans le monde contemporain sécularisé.
Mais ce retour s’accompagne la plupart du temps d’une perte des contenus des
croyances. Ceux qui se disent croyants, dans les pays de tradition catholique en
particulier, ne savent plus très bien si Dieu est une ou plusieurs personnes, et si
on leur demande s’ils croient à l’Immaculée conception, à la grâce divine, au
péché originel ou à la résurrection, ils répondent la plupart du temps ne pas
savoir ce dont il s’agit. Comme l’a remarqué le philosophe Maurizio Ferraris
dans son livre Père Noël, Jésus adulte, que croient ceux qui croient ? (Bompiani
2006) on ne sait pas trop bien en quoi croient ceux qui disent être croyants. Cela
ressemble étrangement au cas des croyances fictionnelles : de même que l’on ne
sait pas, et qu’on se soucie peu de savoir, si Sherlock Holmes portait des
bretelles, ou si le Père Noël habite au Pôle Nord ou en Finlande, les contenus de
la foi deviennent parfaitement indéterminés. Un marxiste, ou un darwinien à
propos de la religion y verra la confirmation de ses vues selon lesquelles c’est la
fonction de la religion qui compte et non pas son contenu. Pour des
évolutionnistes comme Richard Dawkins et Daniel Dennett (Breaking the Spell :
religion as a natural phenonemon, 2006) la foi est un « mème » ou un virus qui
se propage dans les esprits, et peu importe la manière dont l’histoire est
racontée, si l’effet est identique. Peu importe le véhicule et la forme de
l’histoire, du moment que le contenu est vaguement ressemblant. Comme aime à
le dire Dennett : « Je n’ai pas lu Madame Bovary, mais j’ai vu le film ». De
même : « Je n’ai pas lu les Evangiles mais j’ai vu Ben Hur » Mais les croyants
authentiques doivent y voir aussi la pire des menaces à leur foi. De même que
J.K. Chesterton disait que qu’à partir du moment où l’on cesse de croire en Dieu
on croit en quantité de dieux, on peut bien dire que celui qui cesse de croire que
Dieu ait des propriétés distinctives est prêt à croire au Père Noël ou inversement.

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