Le piège diabolique est le plus grand et le plus sombre des albums de E.P.Jacobs. Je le lus dans Tintin quand j’avais 6 ans et il a durablement inspiré ma vision du monde.
Envoyé – mais
avec en partie son consentement car il tombe dans le piège - dans l’abîme du
temps - par le Pr Miloch qui veut assouvir sa vengeance d’avoir été irradié dans SOS
Météores, Mortimer visite trois époques : le Jurassique, le Moyen Age,
et le 51eme siècle. Toutes trois sont infernales : la première parce qu’aucune
trace humaine n’y figure, la seconde et la troisième parce que les humains y vivent
une vie nasty, brutish and short. Seules les figures d’Agnès de
la Roche, du chapelain et de Focas se détachent sur fond de révoltes sanglantes
et de destructions. Le voyage dans le futur est le pire : Mortimer
parcourt les couloirs d’une cité parisienne en ruines détruite par une guerre
nucléaire, où l'on parlait un baragouin pas moins absurde que l'écriture inclusive et aboutit dans une sorte de blockhaus où des « assujettis »
préparent, sous la direction de leur chef Focas, une révolte contre des tyrans planétaires. Il déjoue un complot d’un traître infiltré et parvient, grâce à sa maîtrise de
l’arme nucléaire, à détruire une « chose » épouvantable masse en
fusion, avant de pouvoir revenir à son époque. CE qui me frappait le plus, en 1960, était l'ectoplasme de lui-même que Mortimer revoit à chaque fois qu'il met en marche le chronoscaphe: fantôme du présent, présent spécieux? Non Moi, autre moi, moi dissout parfitéen?
Les planches représentant le cinquante et unième siècle sont particulièrement noires, couloirs de métro baignées d’une lumière glauque, souterrains, ciels jaunes, drones anticipateurs de nos guerres du vingt et unième siècle. La vision jacobsienne du futur n’incite pas à l’optimisme, même si Mortimer parvient à revenir au temps présent, et peut , avec Blake qui écoutait la conversation de deux gentlemen à l’Hotel Louvois, aujourd'hui disparu, admettre que le meilleur temps n’est ni le passé ni le futur, mais le présent. Mais le présent ne fut pas plus bénéfique à Jacobs : l’histoire, parue en 1960 dans Tintin , fut interdite en album en 1962 par la Commission sur les publications destinées à la jeunesse notamment en raison de la « hideur de ses images ». La censure eut raison du plus grand des récits de Jacobs jusqu’en 1967, où il put reparaître.
Jacobs s’est
notoirement inspiré de Wells. Mais traite-il vraiment du voyage dans le Temps ?
Le piège diabolique tendu par Miloch n’est-il pas aussi celui de sa vie même,
que ni son passé de chanteur d’opéra ni son présent de dessinateur ne pouvait considérer
comme réussie ? Sa vision du présent au temps de la guerre froide, qui
transparaît déjà dans SOS Météores, n’est pas plus reluisante. L’atomium
de Bruxelles, que le chronoscaphe reproduit, n’est pas de meilleur augure.
Jacobs minimise, dans Un opéra de papier (Gallimard) ce pessimisme en disant qu'après tout les civilisations sont mortelles. Mais se rendait-il compte qu'il décrivait la nôtre? Après cet album , Jacobs renonce aux histoires qui ont un écho moral ou
philosophique, pour faire des albums fadasses, comme L’affaire du collier et
Les trois formules du professeur Sato, où il n’est plus que l’ombre de
lui-même. On a aussi noté qu’Olrik, qui incarne Satan dans tous les autres
albums, a disparu du Piège. Il ne reparaît dans L’affaire du collier que
comme un demi-sel sans envergure, flanqué de sbires pâlots, même si Sharkey est
toujours là. Pourquoi cette lutte du bien et du mal, qui a lieu dans tous les
albums de Jacobs, n’est- elle plus là, tout comme Blake, qui ne joue ici aucun rôle ?
La réponse me semble claire : le piège diabolique , c’est la vie elle-même, celle de Mortimer comme la nôtre.On a beau remonter dans le passé, se projeter dans l'avenir, c'est le même enfer.
Le personnage le plus mystérieux du Piège diabolique est Focas. Il est le chef des assujettis et mène la révolte avec leurs alliés de l’espace. Il est assez intelligent pour comprendre d’où vient Mortimer, malgré son incrédulité. Il a foi en sa cause. On a souvent noté qu’il est le portrait craché de Yul Brynner, selon le principe qui veut que Jacobs s’inspire des célébrités du moment pour ses personnages. Mais un chauve ressemble toujours à un autre chauve. Je suis très étonné que l’on n’ait pas rapproché Focas d’un autre chauve célèbre, qui lui aussi portait un kimono.
Certes, comment Jacobs aurait-il pu connaître Foucault,
qui à l’époque du piège diabolique n’avait pas encore publié L’histoire de
la folie et n’avait rien d’une vedette, comme il le fut plus tard ? Mais
n’oublions pas que l’album fut interdit de 1961 à 1967. A cette date Foucault
était devenu célèbre, avec Les mots et les choses, paru en 1966, le plus grand succès de l'édition en sciences humaines du siècle dernier. Certes
Jacobs ne refit pas les dessins, mais les lecteurs de l’album reparu en 1967 ne
pouvaient manquer de voir dans Foucault une réincarnation de Focas (ou l'inverse?). Foucault
lui-même mit toute son œuvre ultérieure au service d’une analyse de "l’assujettissement",
et le pouvoir dont il parle ressemble étrangement à la Chose. Le pouvoir est partout, comme la Chose, il ne se laisse pas leurrer. On en viendra à bout qu'en le faisant exploser, mais selon Foucault, il n'est justement pas une grosse Chose, mais mille petites mailles et filaments qui nous enserrent.