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mardi 30 juillet 2024

Mauriac juge des romans de Benda

 


"Le cahier vert de M. Julien Benda est remarquable à plus d'un titre. D'abord, vit-on jamais si longue préface à de si courtes histoires ? On songe à ces repas russes où le hors-d'œuvre est l'essentiel. Dans sa préface, M. Julien Benda interroge son cœur, qu'ont ému les critiques des Amorandes : parce qu'il est philosophe, on ne veut pas qu'il soit romancier. M. Julien Benda, qui a des idées, a bien raison de croire qu'il a aussi le droit de les incarner. Mais ses incarnations sont-elles des romans ? On n'ose rappeler à un philosophe qu'il faut d'abord définir les termes de la discussion, si l'on veut éviter une querelle de mots. Peut-on définir le roman, l'incarnation des idées ? Nous ne le pensons pas. Le roman crée d'abord des êtres qui vivent, et, si du conflit de leurs passions, se dégagent des idées générales touchant les caractères et les mœurs, il faut que ce soit à l'insu du romancier – ou que, du moins, les lecteurs puissent croire que c'est à son insu. Les êtres que nous ayons créés il importe qu'ils nous dominent et s'imposent à nous ; sinon nous substituerons à la vraie destinée de nos héros notre caprice et notre passion. Le romancier doit être pareil au Dieu de Malebranche, qui n'intervient pas par des volontés particulières. Ainsi, Dostoïevski est à chaque instant débordé par ses personnages, qui l'entraînent où il ne voudrait pas aller.
Cela ne veut pas dire que nous condamnions l'art de M. Julien Benda. Mais faut-il appeler roman ces récits ? Pour la Croix de Roses, conte philosophique nous paraîtrait mieux convenir — ou, si M. Benda y tient, roman philosophique. "La nature n'a pas besoin que votre partenaire vous plaise. Notre excitation seule est nécessaire pour l'amour. La vôtre n'est qu'un luxe." Cela est dit dans le silence de la nuit, sous les baisers de sa maîtresse, par le héros de M. Julien Benda. Quelle alcôve entendit jamais de tels accents ? Conte philosophique, vous dis-je. Mais comme les idées de M. Benda sont fort ingénieuses et excitantes, nous ne nous plaignons pas. Voyons-les d'un peu près. La Croix de Roses est celle où se crucifie le malheureux homme dont la destinée est d'être amant. M. Benda nous fait de son martyre une peinture qui nous tire les larmes. Les femmes l'aiment, mais elles le méprisent ; il est un objet à leur usage et détourné par elles de toute grande œuvre. Cependant, il n'a jamais la femme tout entière, celle que le- mari, même trompé, possède. Il ne connaît d'elle que le petit animal luxueux et qui aime qu'on le caresse. Il l'ignore humiliée, souffrante, et quand il fout la secourir, et quand elle donne la vie. Tout cela est vrai, d'une vérité relative. Ce cahier vert est un livre consolant à l'usage des personnes pas aimées. Mais les idées perdent bien de leur vérité en s'incarnant, C'est l'inconvénient des contes philosophiques en général que si les idées y sont quelquefois vraies les personnages y sont presque toujours faux.
Et d'abord M. Benda nous montre une jeune femme qui se partage entre l'homme qui lui plaît, mais qu'elle dédaigne, et un grand physiologiste qu'elle admire. Et, selon l'auteur, c'est le grand physiologiste qui a la meilleure part. Il ne s'agit pas ici de la "femme parfaite", telle que l'a conçoit Barrés, quand il écrit à un endroit du Jardin de Bérénice :"Une femme parfaite se choisirait un amant plein d'ardeur dans l'élite de la cavalerie française et, pour l'aimer d'amour, un prêtre austère comme notre divin Lacordaire..." Certes, nous imaginons une dame cérébrale, de celles qu'enchantent les Dialogues d'Eleuthère, s'essayant à cette perfection. Mais, dans aucun cas, si elle adore son amant, elle n'ira par amour de la science caresser chaque samedi le grand physiologiste. Lui faire la lecture, tout au plus.
Nous ne croyons pas non plus beaucoup à cet amant crucifié sur des roses, à ce condamné aux travaux forcés de l'amour. Il nous semble que M. Benda a été trop impressionné par le théâtre de Porto-Riche. Il répète que ce sont toujours les mêmes qui sont amants, et jusqu'à l'âge le plus avancé. Nous ne pensons pas que ce soit aussi simple. Certes, rien n'est si commun que l'homme qui n'est pas né amant. Mais l'amant jusqu'à l'âge le plus avancé est un type fort rare ailleurs que sur les planches. Porto-Riche et, à sa suite, tous les fournisseurs habituels du Boulevard, aiment faire triompher le quinquagénaire, pour des raisons plus humbles qu'ils ne le croient eux-mêmes : peut-être parce qu'ils ont passé cet âge, on parce qu'il faut que, le rôle aille à Guitry, ou encore parce qu'une salle est toujours pleine de vieux messieurs qui ont besoin qu'on les rassure. Le vrai est qu'il y a un âge pour être amant et un autre pour être cocu, et que la justice immanente distribue équitablement aux deux extrémités de notre vie les grâces requises pour ces deux états.
Enfin, au risque de rendre vaincs les consolations que prodigue M. Benda à ceux qui ne sont pas nés amants, reconnaissons qu'il n'est aucune de leurs joies matrimoniales que ne puisse goûter l'homme-à-femmes lorsqu'il se résout à se fixer. La moindre liaison suffit pour qu'il connaisse le corps de son amie "dans toute sa condition humaine, non pas seulement dans ses triomphes, mais dans ses tristesses, dans ses défaites..." Bref, s'il y a des hommes qui ne connaîtront jamais la joie des amants, il n'est pas d'amant qui, une fois au moins dans sa carrière, ne connaisse la grandeur et la servitude conjugale ; un collage y suffit. L'homme qui a eu la plus brillante destinée amoureuse est sûr, tôt ou tard, au moins une fois, d'aimer et de n'être pas aimé.
N'empêche qu'il y a beaucoup de sagesse et de lucidité dans les aphorismes de M. Benda touchant le servage des amants. L'homme sage, après avoir lu son livre, reconnaîtra qu'il faut se déprendre de la Croix de Roses. Mais c'est un effort que tout le monde n'a pas l'occasion de tenter. Car on ne peut renoncer qu'à ce qu'on a, se dit l'homme qui n'est pas né amant. Du moins, ce petit livre acide et contracté le fournira de raisons pour se glorifier de l'indifférence des femmes à son égard et pour être bien content de sa part ici-bas qui, d'un point de vue bas, n'est peut-être pas la meilleure, mais dont il est bien sûr qu'elle ne lui sera pas ôtée.


François MAURIAC. 

les nouvelles littéraires, 17/ 04/2023 

https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/514

Mauriac a parfaitement raison. Plus tard, Benda, dans La jeunesse d'un clerc, avouera que le roman fut son grand échec, et qu'il ne parvint jamais à animer des idées abstraites.  Mais pourquoi chercher à faire cela? Hegel écrivit le roman de la conscience, Sartre celui de l'être, Merleau-Ponty celui du visuel,  qui sont assez réussis dans le genre

jeudi 25 juillet 2024

bilan d'une vie d' enseignant


 

Sénèque enseignant à des ignorants

Séanèque, De ira, 3, 36

 

(1) Il faut raffermir, endurcir tous nos sens ; la nature les a formés pour souffrir ; c'est notre âme qui les corrompt : aussi faut-il chaque jour lui demander compte de ses oeuvres. Ainsi faisait Sextius : à la fin du jour, recueilli dans sa couche, il interrogeait son âme : "De quel défaut t'es-tu purgée aujourd'hui ? quel mauvais penchant as-tu surmonté ? en quoi es-tu devenue meilleure ? "

(2) La colère cessera, ou du moins se modérera, si elle sait que tous les jours elle doit paraître devant son juge. Quoi de plus beau que cette coutume de faire l'enquête de toute sa journée ! quel sommeil que celui qui succède à cet examen ! qu'il est libre, calme et profond lorsque l'âme a reçu sa portion d'éloge ou de blâme, et que, censeur de sa propre conduite, elle a informé secrètement contre elle-même.

(3) Telle est ma règle : chaque jour je me cite à mon tribunal. Dès que la lumière a disparu de mon appartement, et que ma femme, qui sait mon usage, respecte mon silence par le sien, je commente l'inspection de ma journée entière, et reviens, pour les peser, sur mes discours, comme sur mes actes. Je ne me déguise ni ne me passe rien ; pourquoi en effet craindrais-je d'envisager une seule de mes fautes, quand je puis dire :

(4) Tâche de n'y pas retomber ; pour le présent, je te fais grâce ? Tu as mis de l'âpreté dans telle discussion ; fuis désormais les luttes de paroles avec l'ignorance ; elle ne veut point apprendre, parce qu'elle n'a jamais appris. Tu as donné tel avertissement plus librement qu'il ne convenait, et tu n'as pas corrigé, mais choqué. Prends garde une autre fois moins à la justesse de tes avis, qu'à la disposition où est celui à qui tu t'adresses de souffrir la vérité.

 

 Commentaire de Foucault (Les aveux de la chair, Gallimard 2018) :

Or les deux exemples que donne Sénèque indiquent bien quelles
sont les actions qu’il faut se reprocher : avoir voulu instruire des gens
qui n’étaient pas capables d’entendre, avoir blessé celui qu’on voulait
corriger. Donc n’avoir pas atteint le but qu’on se proposait. Selon un
principe caractéristique de ce stoïcisme, c’est en fonction des fins ou
des buts qu’on peut qualifier une action et la déclarer bonne ou
mauvaise . Et c’est pour avoir méconnu des principes rationnels
d’action — inutile d’instruire ceux qui n’ont jamais rien pu
apprendre ; ou encore : il faut tenir compte quand on parle de la
capacité chez l’interlocuteur de recevoir la vérité — que Sénèque a
commis des « fautes » par rapport aux objectifs qu’il visait. Autant
d’« erreurs » par conséquent . Et le rôle de l’examen est de permettre
de les corriger pour l’avenir, en faisant apparaître les règles de
conduite qui ont été méconnues. Il s’agit non de se reprocher ce qu’on
a fait, mais de constituer des schémas de comportement rationnel pour
les circonstances futures, et d’asseoir ainsi son autonomie de manière à
ce qu’elle coïncide avec l’ordre du monde, en faisant jouer les
principes de l’universelle raison.

mercredi 3 juillet 2024

A humble proposal

 


HUMBLE PROPOSAL 

FOR REMOVING JONATHAN SWIFT’S BUST 

FROM THE LIBRARY OF TRINITY COLLEGE

A proposed Letter to the Editor, Irish Times

Sir ,

    In March 2023 the name of the philosopher George Berkeley (1685-1753) was removed from his association to the New Library of Trinity College Dublin in the light of his slave owning activities and of his defence of slavery[1]. This decision is to be enthusiastically applauded. That Berkeley’s deserves fame for his doctrine that matter does not exist is no excuse for the low moral standing of his American enterprises, which contrast with our most virtuous decisions to remove the statues of colonialists. However the parallel case of Jonathan Swift’s association with slavery seems to have gone unnoticed.

     Jonathan Swift (1667-1745) is also a famous name associated with Trinity College. Born in Ireland, he studied at Trinity from 1681 to 1688, although he received his degree only “by grace”. He achieved universal fame through his novel Gulliver’s Travels (1726). Swift was also a polemist reputed for his patriotic defence of the Irish people against the English colonial rule in his Drapier Letters. Indeed is a national hero.

      His reputation as a Hibernian patriot, however, is tarnished by the fact that as an Anglican priest he had no sympathy for “Irish Papists”, and always felt to be an Englishman, tied to Ireland only “by accident”. His attitude towards his Irish compatriots was ambiguous: on the one hand his epitaph in the Cathedral St Patrick says that he is a champion of liberty, feeling “savage indignation” against injustice, on the other hand he portrayed the Irish as "lazy," "ignorant," and "slavish”. The irony of his famous satirical text A Modest Proposal, which is often quoted as a proof of his deep sympathy for the miseries of the Irish people, is counterbalanced by the fact that many readers of Gulliver have recognised these very people in the wild Yahoos designed to be slaves of the rational Houyhnhnms. Just as Berkeley intended to convert to Christianism the slaves of his Rhode Island estate, Swift suggested that the Irish catholics should be “civilised” in English schools. It is also clear from his Directions to Servants  that the latter are meant also to be the Irish, servants of their colonial English masters. Moreover Swift was Berkeley’s friend, and helped him in his career.

      Swift manifested his commitment to English colonialism not only in print, but in his actions. As Dean of St Patrick he received land rents from his tenants like any other colonial and owed his deanery to services given to the English crown. These services included his participation in the Tory government of Robert Harley in the years 1710-1714, when as a polemicist he defended the peace treaty between England and France, which allowed the English to exploit the Asiento , namely the commerce of slaves in the South seas, which everyone at the time knew as a trade from Africa to the West Indies. He did not himself, unlike Berkeley, own slaves, but he benefited from their trade. Not only Swift publicly promoted this treaty, knew well what the Asiento was, he also invested in it.  In Roddy Doyle’s novel The commitments (1987) the Irish are jokingly referred to as “the niggers of Europe”. But for many of Swift’s Anglo-Irish contemporaries, this was no joke, but common parlance. One might argue that Swift was a satirist, and that satire involves joke. But this is no excuse to the Dean’s immoral behaviour.

      Last but not least, Swift is well known for his misogyny. His poems and his satires are full of manifestations of contempt for women, and of scorn towards the ladies who ventured to love him, Hesther Johnson (Stella) and Esther Vanhomrigh (Vanessa). Ironically the latter, devastated by Swift’s behaviour, died and in her will made George Berkeley the legatee of her fortune, a money which the latter used for his travel in America and his slave owning activities. So indirectly although unwittingly Swift is partly responsible for Berkeley ‘s colonial enterprises. I also presume that the Trinity students and governing bodies who have so wisely refused to include a bust of Simone de Beauvoir in the admirable Old Library of Trinity College because of accusations against her of “grooming” of sex partners [2] would not be happy to keep Swift’s bust in that Library, if only because of his attitude towards Stella and Vanessa.

       I therefore propose, modestly, that Trinity College remove the statue of Jonathan Swift from its gallery of honorable celebrities. The Dean has no place there besides Lady Lovelace or Mary Wollstonecraft. If, as the philosopher Berkeley says, esse est percipi, neither Swift nor himself deserve to be perceived in this place. I suggest also that Swift’s portrait should be removed from Marsh Library near St Patrick, and that a veil of ignorance be put on his epitaph. In further steps to reinstate a true sense of morality in this Republic, I also propose that all the theme parks bearing the name of Gulliver be de-named, that all advertising flagging Swift’s patriotism within Dublin be erased and that his image be replaced by that of a pop start with the same name, well known, unlike her namesake, for her ethical decency.

 

 


 https://www.tiliafilosofie.nl/podcast/episode/7c88029c/catherine-robb-is-taylor-swift-a-philosopher