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mercredi 31 mai 2023

L'homme qui a vu l'ours

 

Lacan ,en manteau de fourrure

Comme l'a expliqué Nathalie Heinich dans son excellent La visibilité (Gallimard 2012) la célébrité , bien qu'elle soit aujourd'hui essentiellement le produit d'images et de films sur toutes sortes de supports et de réseaux, reste affaire de vue. Avoir vu Claude François ou Johnny Halliday à la télé ne vaut pas grand chose par rapport à les voir dans la réalité. Leur célébrité passe par la multiplication des images, mais sa confirmation passe par le contact réel. C'est pourquoi les dictateurs, qui craignent à juste titre les assassinats, éprouvent néanmoins le besoin de s'adresser en personne aux foules. Voir une célébrité c'est acquérir soit même un peu de visibilité, lui arracher une petite parcelle de gloire, qui rejaillit sur vous. On peut être ,selon la formule wharolienne, célèbre pendant une minute en passant à la télé, mais on s'assure à ses propres yeux sa célébrité en voyant des personnages célèbres, ou au moins connus.

   La première célébrité que j'aie rencontrée est Louis Joxe, ministre gaulliste, qui, au dire de ma mère,m'aurait serré la main dans mon berceau. La fée République, sans que je m'en aperçoive , se pencha vers moi. Mais voit-on quand on voit sans avoir conscience de qui l'on voit ni que l'on voit? Peut être ai-je vu bien des gens célèbres sans m'en rendre compte.

    En revanche,tous ceux qui suivent sont des gens que j'ai vus, de mes yeux vus. 

Marguerite Duras, dans les années 68-76, d'abord à Orléans, puis à Digne, quand elle présentait ses films dans des cinémas.

Ionesco, dans un repas pataphysique au Polidor en 1970, où se trouvait aussi SM Opach,le vice curateur dudit Collège.

Mitterrand : plusieurs fois je l'ai vu, dans les années 1970 , à la brasserie Le Balzar,où il débarquait avec sa bande ,et où on lui réservait la meilleure table

Marchais , à Ménerbes, dans les années 70. Je fus frappé du fait qu'il était très grand,ce qui était renforcé par le fait qu'il était en short estival.

En 1977, j'ai entendu Georg Solti diriger Beethoven à Londres,  dans une salle quasi vide,un jour  d'hiver.

Claude François, très peu de temps avant sa mort,conduisant à toute allure un 4/4 dans le15eme arrondissement

Hitchcock ,en 1978 à San Francisco, lors d'une de ses dernières apparitions publiques*

Gaston Gallimard, à Orléans en1970, lors  d'une rencontre au sujet de Georges Bataille, où se trouvait aussi Philippe Sollers.

Lacan, à son séminaire à la Faculté de Droit, place du Panthéon. Vêtu d'un manteau de fourrure semblable à celui porté par Helmut Berger dans le film de Visconti sur Louis II de Bavière, il ressemblait littéralement à un ours.

Quine , à divers colloques, dont un à Montréal en 1994. A l'un d'eux, il me demanda si j'étais professeur à la Sorbonne, et eut l'air déçu quand je lui répondis que je l'étais à Caen. Je n'eus alors de cesse de me faire nommer à la Sorbonne.

Strawson ,à  un colloque de l'Aristotelian Society en 1986

Anscombe ,dans une "lunch hour" à Berkeley en 1979. Elle était vêtue d'un survêtement de sport, et levait sa jambe pour illustrer la célèbre phrase de Wittgenstein : "qu y' a t il de plus dans mon intention de lever le bras que le fait que mon bras se lève?" 

Que j'aie vu toutes ces célébrités me procure une grande fierté. En revanche, je dois avouer que je  ne leur ai pas demandé d'autographe. Serais-je simplement un snob?


* sur Hitchcock, voir En attendant Nadeau 175

8 commentaires:

  1. DjileyDjoon@orange.fr3 juin 2023 à 23:02

    Si Hitchcock rencontre Lacan au royaume des morts, il doit peut-être lui parler du rêve étrange de Scottie à l'hôpital, dans "Vertigo", en laissant de côté le docteur Edwardes et Norman Bates. Hitchcock approuvera Lacan, si celui-ci dit que ce rêve présente les thèmes de la psychologie archétypale des profondeurs, avec un commencement d'emboîtement d'avatars féminins, qui sont comme les poupées russes du mythe nervalien des religions. Néanmoins, Hitchcock ne pourra pas non plus lui cacher qu'en réalité, ce rêve relève de la philosophie de l'esprit, et qu'il est donc plutôt "davidsonien". Selon les lois de l'esprit, même sous sédatifs, le rêve angoissant est un avertissement qu'il y a un conflit dans notre vie, qui la déséquilibre. Dans le cas de Scottie, il existe un conflit entre vouloir croire et vouloir savoir, et le message de son esprit endormi est simplement qu'il lui faudra choisir, s'il veut survivre.
    Dans le rêve étonnant de Scottie, celui-ci est au musée avec un Elster au regard étrange, tandis qu'entre eux deux Carlotta avec son pendentif, comme sortie du tableau qui la représente, a pris les traits de Madeleine. Le rêve suggère à Scottie la possibilité qu'il sait sans savoir, comme un amoureux trompé, et que s'il choisit de croire, il lui faudra faire l'effort du "comme si". En tout cas, Scottie a intégré la logique de l'avatar, qu'il soit un artefact divin ou bien humain. Il ne semble pas étonné outre mesure de rencontrer Judy, le sosie de Madeleine, dans la rue. On dirait qu'il s'y attendait. A la fin, quand Judy-Madeleine est trahie par son pendentif dans l'éclairage morbide du néon vert, Scottie qui jusque-là était un Pygmalion mi-convaincu, mi-sceptique, reporte son incapacité à choisir sur le rapport amour-haine du jaloux féroce, qui lui fera tout perdre ("Il t'a montré comment faire ? Il te l'a répété ?"). Le problème de Scottie, c'est qu'il ne savait pas choisir, que c'étaient les évènements qui le faisaient pour lui, et que son principal défaut était particulièrement rentable pour un metteur en scène.

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  2. DjileyDjoon@orange.fr4 juin 2023 à 14:09

    La première fois que j'ai vu "Vertigo", le rêve de Scottie, avec ses effets optiques de spirales et ses messages subliminaux au dormeur et au spectateur, m'avait mis mal à l'aise. Il m'avait semblé être le moment fort de l'histoire, davantage que les scènes dans le clocher. Dans son rêve, Scottie est manifestement en rivalité avec Elster, pour le fantôme d'une femme. Or, deux hommes ne peuvent être en rivalité amoureuse que pour une personne bien réelle. Son rêve laisse donc entrevoir à Scottie, soit la possibilité d'une tromperie, qu'il fait semblant de ne pas comprendre comme tout amant trahi, soit la nécessité d'un débat théologique sur la réalité et la vérité des avatars comme objets de foi, qui mériterait une controverse de Valladolid dans un monastère espagnol, et qui pourrait le conduire à la folie comme Nerval. Dans mes souvenirs du film, le rêve a le musée pour décor, mais je me demande maintenant si son décor n'est pas plutôt la mission espagnole où a eu lieu la décision de justice concernant la mort de Madeleine. Le rêve de Scottie n'est-il pas un débat néo-thomiste entre le savoir et la foi ?
    Au passage, on notera que dans l'affaire, Hitchcock, Anglais rusé, ne fait que reprendre son bien. L'histoire romantique de l'amour pour un fantôme, reprise par Nerval et Nodier, et prolongée par le symboliste Rodendach qui a inspiré Boileau & Narcejac, vient du gothique frénétique anglais. Le thème a voyagé en Amérique, avec Edgar Poe, tandis que Nerval a transporté la Sylphide du "Trilby" de Nodier jusque dans les Balkans, avec "Les Monténégrins".

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  3. Cela me semble assez juste. Mais direz vous que "Adieu" de Balzac ou Spirite de Gautier vient du gothique anglais?
    J'ai rajouté dans le billet l'article qui vous peut être inspiré

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  4. DjileyDjoon@orange.fr5 juin 2023 à 03:10

    J'avais téléchargé le numéro 113 de la revue "Trafic" sur le site de Gallimard, afin de pouvoir lire l'article de François Dumont "Variations Vertigo", après avoir pris connaissance chez "Nadeau" de votre recension de sa publication séparée par "Le Sot l'y laisse". Cette édition n'étant trouvable nulle part, il faut se rabattre sur "Trafic".
    Je n'ai pas toutes les compétences pour parler du gothique frénétique anglais, et d'ailleurs les spécialistes en donnent des interprétations divergentes. Nodier s'est inspiré des écrits de Walter Scott pour créer le lutin Trilby, esprit follet amoureux qui éveille la passion sous les traits d'un homme rêvé et portraituré dans la chapelle d'un monastère, lutin qui a été féminisé dans le ballet "La Sylphide" de Taglioni, d'où mon raccourci de la Sylphide du "Trilby" de Nodier.
    Dans "Les Monténégrins" de Nerval, qui a pour cadre l'occupation de l'Illyrie par les troupes de Napoléon, le spectre d'Hélène est un vampire qui revient tous les ans au château de la Maladetta, et dans lequel chaque homme croit reconnaître la femme qu'il aime. L'officier français venu occuper le château n'échappera pas à la malédiction, puisqu'après lui avoir fait consommer de l'opium ou du haschich, le fantôme lui apparaîtra sous les traits de Béatrice, la fausse bohémienne fille de chef monténégrin, et qui l'avait sauvé. L'officier en était amoureux, et elle est censée avoir été mise à mort la veille par les Français, mais il y aura des retournements de situation !
    Nodier s'intéressait à la sorcellerie, et Nerval à l'occultisme. D'ailleurs, ce dernier a écrit "Les Illuminés". Pourtant, sa nouvelle "La Main de gloire" est dans l'esprit de la sorcellerie, alors que dans "Spirite" de Gautier, la main enchantée est plutôt affaire d'occultisme. Dans "Adieu" de Balzac, le psychiatre occultiste Fanjat, créateur de monde porté sur le symbolisme, est bien dans le style des "études philosophiques" de Balzac.
    Il me semble qu'en général, les Français ont fait passer l'amour frénétique sorcier porté à un fantôme, ou à un équivalent, dans la moulinette de l'occultisme apparu fin XVIIIème-début XIXème. L'inspiration anglaise initiale a tendu à s'effacer, au point de ne plus être visible. Le fantastique teinté d'occultisme a remplacé le gothique frénétique du diable et des sorcières. En réalité, l'occultisme n'est pas hostile à la science, car il la dépasse dans une forme d'intuition rationnelle supérieure, un sur-rationalisme que Fabre d'Olivet retrouvait dans la "dianoia" de Platon, la raison comme sentiment, le "sensisme", car selon lui Kant n'avait rien compris à la raison.
    Le héros de "Spirite" n'est pas vraiment amoureux, et il subit simplement un phénomène occulte présenté comme fantastique, tel le héros de la nouvelle "Avatar". L'héroïne de la nouvelle "Adieu" de Balzac est une folle traumatisée de guerre, sur laquelle Balzac peut faire planer un certain mystère, qu'il finira par dissiper. Néanmoins, la mort dramatique des deux amants, comme frappés chacun par la foudre, redonne à la nouvelle une tonalité romantique. Quant à "Véra" de Villiers, c'est du fantastique pur, comme certaines nouvelles de Maupassant.
    Le fantastique, qui se tient à égale distance du surnaturel et du rationnel, cède parfois à l'attrait de l'explication scientifique ou policière, ce qui permet un ultime coup de théâtre.

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  5. Très bonnes remarques. Faudrait voir ce qu' a lu Hitchcock. Il n'a jamais été tenté par le gothique romantique. L'hotel McKittrick dans Vertigo et la maison Bates dans Psycho semblent plutôt sortis du fantastique New England, comme Washington Irving, voire Hawthorne. Peut être le fantastique puritain plutôt que catholique...

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    1. Ps et Poe, bien sûr. Vertigo sent "Ligeia" à plein nez.

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  6. DjileyDjoon@orange.fr7 juin 2023 à 22:05

    On pourra toujours invoquer "Rebecca", pour le gothique d'Hitchcock, mais il ne lui sert qu'à suggérer une atmosphère, comme dans le roman de Daphné du Maurier ou dans d'autres romans anglo-saxons. A la fin de "Vertigo", Hitchcock fait un clin d'œil au gothique frénétique dans le clocher, avec l'apparition de la religieuse de cauchemar que Judy prend pour le fantôme de Madeleine, et qui est l'incarnation du remords auquel elle ne peut échapper, tel le fantôme de Banquo pour Macbeth. Dans la préface de son "Château d'Otrante", Walpole disait que le roman gothique cherchait à revenir à Shakespeare, pour tourner le dos aux Lumières de Voltaire.
    La "Ligeia" de Poe associe le romantisme anglais au romantisme allemand. D'ailleurs, dans "Clara", le philosophe Schelling se demandait comment faire revenir d'entre les morts, d'une façon ou d'une autre, un être aimé. L'âme des morts est leur corps spirituel, qui ressemble au parfum de la fleur. De même, le rêve fascinant et effrayant de Scottie dit que, malgré le premier drame dans le clocher, il existe toujours une entité humaine réelle, que par approximation Scottie pourrait appeler "Madeleine". S'il choisit de croire plutôt que de savoir -- la présence massive et intriguante d'Elster lui suggère un autre abîme qu'il ne veut pas voir, celui de la machination, alors qu'Elster l'avait embauché pour un travail très bizarre, et malgré son handicap --, sa croyance fera de Carlotta, dotée des traits de Madeleine, une déesse-mère nervalienne, Isis ou Cybèle, qui sera une matrice d'avatars correspondant aux femmes aimées de Scottie. D'ailleurs, d'après la mythologie nervalienne, Elster serait un avatar possible de Tubal-Caïn, le descendant de Caïn criminel, et le père de l'industrie humaine qui cache ses forges sous la terre.
    Selon Schelling, l'âme a un pouvoir poïétique. Peut-être que, comme dans "Véra" de Villiers, Madeleine pourrait brièvement revivre, par la seule force de l'amour spirituel de Scottie, lui laissant son pendentif après être retournée chez les morts. Une pensée performative guide l'amour spirituel, et celle de Scottie pourrait bien ressusciter Madeleine.
    Dans le cas de Nerval, dans les "Monténégrins", il voulait, disait-il, se griser avec son public de musique et de danse bohémiennes, sans doute pour revenir à l'amour sorcier de Nodier qui était allé étudier le folklore dalmate, et ainsi oublier ses amours gnostiques qui le rendaient littéralement fou. L'amour sorcier avec ses danses bohémiennes, Bizet et Meilhac & Halévy le feront d'après Mérimée. Néanmoins, l'amour sorcier de Carmen est très réaliste : "Si tu ne m'aimes pas, je t'aime, etc.". Et bien sûr, l'amour sorcier, certes, et pourtant, l'amour, c'est pas sorcier.

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  7. merci de ces excellents rappels. J'avais oublié Clara de Schelling. Vous ressuscitez (!)en moi mes souvenirs de lecture de classe de première ,quand j'avais, suite au livre de Todorov sur le fantastique, lu quantité de romans gothiques, Walpole, Lewis, Radcliffe, et les histoires de vampires, l'anthologie de Caillois

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