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mardi 19 juillet 2022

Philo à vau-l'eau

 

cab calloway - minnie the moocher: cab calloway: Amazon.fr: CD et Vinyles}
from The blues Brothers (1980)

 Croquis parisien


   Quand Minnie Filantin perdit son mari Jean-Marc, elle se retrouva bien désoeuvrée. Elle s’était occupée de lui toute sa vie, faisant ses repas, sa blanchisserie, ses déclarations d’impôts, lui épargnant les soucis qu’un penseur, selon elle, n’avait pas à subir. Il ne s’en plaignait pas non plus. Le mari en  question était un professeur de philosophie, maître de conférences à la Sorbonne. Il avait été recruté juste après avoir passé l’agrégation en 1968, année où il suffisait de se présenter, à l’époque où l’on hélait les étudiants dans les couloirs des facs pour les nommer assistants, tant l’augmentation des populations estudiantines obligeait à recruter à la hâte. Il avait, comme tous les anciens khâgneux, des facilités pour écrire des dissertations (c’était même à peu près tout ce qu’il savait faire). C’est pourquoi on lui confia le soin, dans ce qui avait cessé de s’appeler « Faculté des lettres » et avait pris le nom technocratique d’« Unité de formation et de recherche », de préparer les agrégatifs de philosophie à cet exercice mystérieux aux débutants, et pour lequel il fallait quelques hiérophantes, de la dissertation. Pendant une vingtaine d’années, le mari de Minnie s’acquitta excellemment de cette tâche, sans qu’on sache si vraiment le mérite lui en incombait, étant donné que ses étudiants étaient pour l’essentiel des khâgneux qui maitrisaient déjà la rhétorique de la dissertation de philosophie. Il suffisait de corriger les copies, de proposer quelques plans et explications de texte, le tout avec le brio et le clinquant que les étudiants et leurs jurys attendaient dans ce concours. Il avait un plan type pour n’importe quelle dissertation, qui commençait  par quelque thème pris à Descartes ou  Platon, puis traversait quelque crise sceptique avec Nietzsche ou Hume, et revenait finalement à quelque position critique et modérée empruntée le plus souvent à Kant, au pire à Husserl, pimenté de quelques suggestions heideggeriennes poétisantes, mais pas trop appuyées pour ne pas trop choquer un jury républicain malgré tout. Cela marchait aussi bien qu’il s’agisse de la nature de l’être ou de la connaissance ou de la mort et du destin, que sur des sujets de morale ou de politique. Il suffisait de combiner les thèmes et les auteurs, un peu comme quand on fait une réussite.  Mais une fois toutes ces années passées comme répétiteur, cet assistant, devenu maître- assistant, puis « maître de conférences »  – il avait été promu à l’ancienneté comme tous ses collègues-  se retrouva obligé de se conformer à la règle que tout universitaire est censé suivre : passer sa thèse et la publier, ce qui lui aurait permis de postuler à un poste de professeur et d’actualiser son entéléchie académique. Il avait bien inscrit jadis un sujet de thèse d’Etat sur Spinoza et les affects (à l’époque tout le monde ou presque faisait une thèse sur Spinoza, aimé autant des marxistes que des historiens traditionnels), mais comme il avait consacré son temps à ce sacerdoce de la dissertation et de la correction de copies, il n’avait guère progressé. De plus comme son département sorbonnal n’acceptait pas à l’époque les nominations comme professeur des personnels locaux, passer une thèse aurait impliqué qu’il postulât à un poste de professeur dans quelque lointaine province, et donc de faire du train, aller dormir à l’hôtel dans des draps humides, manger solitairement face à des représentants de commerce le menu touristique dans des restaurants dont la déco datait des années 60 et dépenser en vain de l’énergie et de l’argent pour se retrouver au milieu de collègues jaloux et imbéciles, face à des étudiants veules et tire au flanc, tout cela en attendant un très hypothétique retour à son université d’origine. Jean-Marc préféra donc être valet à Paris que seigneur en Province, se disant que de toute façon il progresserait dans l’échelle des salaires automatiquement, et même sans doute gagnerait plus que s’il avait eu à voyager en train vers l’Auvergne, les Alpes ou le Languedoc. C’était d’autant plus sage que le couple Filantin  habitait Place Maubert, dans un appartement modeste mais bien situé, au-dessus du marché et du métro. Jean –Marc n’avait qu’à remonter la rue Saint Jacques pour aller à la Sorbonne, comme l’on voyait  jadis  le faire tous les matins dans les années cinquante l’illustre Gaston Bachelard, qui habitait le même immeuble. Filantin s’était rabougri dans cette tâche morose de préparateur à l’agrégation,  et y avait terminé sa carrière grisâtre, se contentant d’avoir écrit quelques préfaces à des éditions scolaires d’Auguste Comte ou de Hegel. Minnie  avait vécu dans son ombre dans cette vie tranquille et ancillaire, sans voir les années passer. On allait rue Monge acheter du fromage chez Le Lann face aux Arènes de Lutèce, se balader au Labyrinthe du Jardin des plantes, ou chez les bouquinistes, et quand le dimanche s’annonçait sans nuages, on poussait jusqu’à la rue de l’Echaudé Saint Germain pour voir le décervelage. Le couple avait, comme l’avait noté Raymond Aron dans L’opium des intellectuels au sujet du train de vie des professeurs, assez pour avoir une 204 et un petit garage. Cela permettait de pousser l’été jusqu’en Bourgogne ou au Cotentin, mais pas au-delà, sauf une fois où une ancienne étudiante de Jean-Marc, riche brésilienne, l’avait invité avec sa femme à Rio, où il fit, face à quatre étudiants et deux collègues qui ne parlaient pas un mot de français, une conférence sur Auguste Comte. Minnie et lui purent se promener par une chaleur torride à Copacabana sans se faire agresser.

   Mais à présent qu’elle se trouvait seule, que faire ? La retraite de son mari lui permettait à peu près de vivre, elle avait un logement. Elle décida, un peu en hommage à Jean-Marc, mais aussi par curiosité, de commencer des études de philosophie, n’ayant jamais vraiment eu l’occasion de savoir exactement ce dont il retournait. Mais elle n’allait tout de même pas, à son âge, suivre un cursus, passer des examens. Heureusement la Sorbonne voisine tolérait les auditeurs libres. On lui avait dit que Paris IV, l’ancienne université de son mari, était plus « à droite » que Paris I, réputée gauchiste et moins classique. Cela lui sembla un gage de sérieux.  On la vit donc arpenter les couloirs aux parquets disjoints et aux odeurs âcres de désinfectant de Paris IV et se poser, avec un cahier Clairefontaine et un bic, sur les inconfortables bancs des amphithéâtres Milne-Edwards ou Guizot, des anciennes bibliothèques transformées faute de place en salles de séminaire. Elle montait péniblement l’escalier E jusqu’au deuxième étage, croisant des étudiants affalés sur des bancs, fumant cigarette sur cigarette qu’ils écrasaient sur le plancher faute de pouvoir aller dans une cafeteria (une fois, un incendie se déclara, qui avait laissé les murs noirâtres pendant des années, avant que l’administration de l’université se souciât de faire repeindre). Elle suivit des cours variés de licence, tantôt sur Descartes, tantôt sur Plotin, Schleiermacher ou sur les théories contemporaines de la justice. Elle fuyait les cours d’agrégation, pour ne pas y croiser le fantôme de son défunt mari, et parce qu’ils lui semblaient trop difficiles. Elle ne comprenait pas grand-chose, à part que chez Descartes la preuve de Dieu a  priori était moins importante que celle par les effets, que Plotin annonçait Schelling (ou l’inverse), que Jamblique était plus profond que Proclus, et Rawls que Sandel. Elle s’ennuyait ferme, et avait du mal à prendre des notes, mais se rassurait en voyant qu’elle n’était pas la seule, les autres étudiants pour la plupart passant leur temps sur leur ordinateur portable, écran relevé, masquant le fait qu’ils surfaient sur internet sans écouter l’enseignant, qui d’ailleurs lui aussi lisait sur son ordinateur et souvent passait des power point, si la salle avait les équipements suffisants. Les professeurs plus âgés n’avaient pas encore pris ces habitudes délétères, et arpentaient à l’ancienne une étroite estrade en bois en débitant leur propos de manière monocorde ou bien prenaient des allures théâtrales, un peu comme le professeur de philosophie gentilien qui déplie la dialectique de l’Etat et de l’Eglise qu’elle aurait pu reconnaître si elle avait vu l’Amarcord de Fellini. 

 

Amarcord, lezione di filosofia

Mais Minnie Filantin avait beau être assidue et attentive, elle s’ennuyait ferme. Elle prit son courage à deux mains : elle franchit le Rubicon de la cour pavée de la Sorbonne qui séparait les deux universités et fréquenta plutôt les cours de l’UFR de philosophie de Paris I, s’essayant d’abord à un cours sur Spinoza, puis, n’y comprenant rien à ces histoires de modes et d’attributs d’une unique substance divine, alla suivre un cours sur la morale provisoire de Descartes, dont il ressortait qu’elle n’était pas aussi provisoire que çà. Il fallait sans cesse noter des dates, faire référence à d’obscures éditions savantes, expliquer mot à mot des textes latins ou allemands. Son ennui n’était pourtant pas fruit de sa morne incuriosité : au contraire elle eût aimé savoir de quoi elle était curieuse. Elle se laissa porter vers un cours plus échevelant, qui portait sur « le retour du réalisme ». Elle ne comprenait pas trop pourquoi il était parti et faisait retour, mais elle y apprit qu’il y avait toutes sortes de réalismes, et qu’il ne fallait surtout pas prendre le réalisme pour une position métaphysique, et que le  réalisme spéculatif et le réalisme contextuel étaient les seules positions correctes. Elle se perdit un peu dans les noms, apprenant qu’étaient réalistes les auteurs d’ouvrages dont l’un traitait du clitoris comme réel caché, un autre lui apprenait que «  L'homme est cet accident d’automobilité que provoque une panne d'essence », un autre encore que le réalisme oblige à poser l’absolu, qui est contingence, et un autre derechef défendait un non-réalisme, conséquence de la non-philosophie. Elle fut plus attirée par des cours qui prônaient différentes formes de libération : des femmes, des animaux, de la nature sauvage, des malades mentaux, des pauvres, des déviants, des immigrés, tous opprimés par des dispositifs sociaux impitoyables et des idéologies réactionnaires. Dans chacun des cas, il lui était vivement conseillé de lire les ouvrages qu’écrivaient les professeurs qui donnaient ces enseignements, qu’elle pouvait trouver chez Vrin, place de la Sorbonne, une librairie qu’elle connaissait bien puisque les Méthodes pour la dissertation de Jean-Marc Filantin y était encore en vente. 

 



     Minnie avait beau être assidue à tous ces cours, non seulement elle n’y comprenait goutte, mais elle se sentait victime des quolibets des autres étudiants, du fait qu’elle n’était qu’auditrice libre et qu’elle ne partageait pas les mêmes codes vestimentaires (elle n’avait ni piercing ni tatouage). Mais elle faisait plus ou moins partie des meubles, et les appariteurs à l’entrée de la Sorbonne ne lui demandaient même plus sa carte d’auditrice. On l’avait baptisée « La Filantine ». Elle chercha néanmoins à changer de crèmerie, soupçonnant que Paris pouvait, en matière de philosophie, procurer des mets plus relevés que ceux qu’elle pouvait consommer dans la vénérable Sorbonne.

     Quand elle réalisa qu’il existait un Collège de France, juste au-dessus de la Place Maubert, et que  sa devise était d’enseigner la recherche « en train de se faire », et que c’était une institution libre d’accès au public, Filantine fut ravie. L’institution de la rue des Ecoles dispensait un enseignement dans tous les domaines (docet omnia), et certains cours de littérature ou d’histoire attiraient de vastes foules, mais ceux  qui étaient donnés en philosophie étaient relativement réduits : seuls deux professeurs y officiaient. Filantine les suivit et s’installa au fond d’amphithéâtres confortables. Mais elle n’y comprit pas un traître mot, et n’écouta que deux ou trois séances. L’une traitait de la philosophie de l’action et de la volonté chez les médiévaux, l’autre des  essences et des espèces naturelles. L’année suivante un autre professeur fut nommé, qui traita de « dossiers mentaux ». Elle réalisa que tout cela était de la philosophie analytique, dont les autres étudiants de la Sorbonne lui avaient dit qu’il fallait se garder comme de la peste. Comme elle se trouvait tentée, un jour, d’écouter une conférence sur l’herméneutique, un autre étudiant lui dit qu’il fallait s’en garder comme du choléra. Entre peste et choléra elle ne voulut pas choisir et chercha un autre havre philosophique.

              Elle réalisa alors que si elle suivait la rue des Ecoles pour ensuite remonter la rue de la Montagne Sainte Geneviève, juste derrière chez elle, elle pouvait accéder à l’ancienne Ecole Polytechnique, où se trouvaient les locaux d’un autre Collège, le Collège international de philosophie, qui semblait mieux correspondre à ses attentes. L’accès était libre, et la philosophie qui s’y enseignait promettait de l’être aussi, comme le détaillaient de luxueuses brochures proposant des séminaires de « directeurs de programme ». Les sujets semblaient tout aussi obscurs qu’à la Sorbonne ou au Collège de France mais plus ouverts : « Lieux et figures de l’altérité », « Parcours du politique », « Du naturant au naturé », « Dictature et décolonialisme » ou « Géographie de la psychanalyse » et promettaient de parler de Ruyer, Simondon, Arendt, ou d' auteurs que Filantine trouvait plus excitants que les éternels Descartes, Plotin, Spinoza de la Sorbonne. Las ! Elle essaya de suivre quelques séminaires, mais la plupart consistaient en des logorrhées solitaires, où le directeur de programme bafouillait, dans un jargon pesant, des thématiques dont elle commençait à comprendre qu’elles revenaient souvent, mais dont elle n’arrivait pas à voir en quoi elles la concernaient directement. Comme elle eut le courage un jour de le dire à l’un des directeurs de programme, elle aurait aimé que ces questions lui parlent. Il lui fut répondu, de manière glaciale, que ce n’était pas l’affaire du Collège International, qui visait à produire lui aussi, et bien mieux que les autres institutions de la Montagne, une recherche « en train de se faire ».

    Elle remonta un jour la rue Saint Jacques jusqu’à la rue Gay-Lussac, fit quelques centaines de mètres, et se retrouva devant l’Ecole normale supérieure. L’endroit était intimidant, car une plaque au-dessus de l’entrée disait que c’était une création de la Convention. Il était plus difficile d’y accéder aux séminaires, qui étaient souvent fermés, ou si confidentiels que sa présence muette mettrait mal à l’aise. Mais par chance l’Ecole organisait souvent des rencontres, des journées, où le public non étudiant était souvent bienvenu. L’une d’elle était les « Mardis de la pensée ». Tous les mardis soir, on invitait un grand penseur dans la salle Dussane, qui avec ses fauteuils de velours rouge ressemblait plus à une salle de cinéma qu’à un amphi. Le penseur « intervenait » pendant quarante-cinq minutes, puis était soumis à une « reprise » tout aussi longue par le directeur des rencontres, qui résumait ce que le conférencier avait dit, fort heureusement car la plupart des auditeurs, tout comme la Filantine, n’avaient rien compris, ni ne pouvaient vérifier si le résumé était fidèle. Cela n’avait aucune importance, car il suffisait que la parole « circule ». Certains étudiants étaient très assidus, car il suffisait qu’ils assistent à la séance pour avoir leur examen, ce qui était tout de même une manière plus élégante de rémunérer la présence  estudiantine que les allocations offertes quelques années auparavant par le Recteur de l’Académie de Créteil aux classes dont les élèves renonceraient à l’école buissonnière.   

     Filantine eut à l’Ecole normale encore plus l’impression de renfermé et de cénacle qu’à la Sorbonne. Un séminaire faisait exception, qui attirait des foules. Mais il se passait en longs monologues d'un Maître sur les mathématiques, l’infini et la psychanalyse, écoutés religieusement par des auditoires muets, qui contemplaient des hiérarchies d’infinis comme jadis celles des anges du Pseudo Denys l’Aréopagite. Là encore il lui manquait la clef, ou peut-être plus simplement le désir d’adhérer sans comprendre.  

Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys, 1317

 Elle décida alors de se laisser porter au gré des événements, sans s’attacher à un lieu de savoir particulier. Fort heureusement, le Quartier Latin ne cessait d’en organiser, tantôt au Collège des Bernardins, un établissement catholique proche de la Seine, et pas loin des lieux où Abélard avait eu ses malheurs, tantôt sur l’autre rive du fleuve, au Centre Pompidou, à la Bibliothèque nationale de France ou encore dans quelque librairie. Mais surtout, elle put assister à des « Nuits de la philosophie », ouvertes à tous les publics, où défilaient des penseurs qui traitaient, en vingt minutes, à trois heures du matin, du sujet de leurs derniers livres. C’était, malgré l'heure, bien plus reposant que des cours, même si les sujets n’étaient pas très différents de ceux qu’elle avait rencontrés à la Sorbonne, et qui éveillaient en elle quelques échos: comment les femmes, les gays et les lesbiennes avaient été exclus de la philosophie à travers les siècles, la vulnérabilité des victimes et des malades, la nécessité du care, la race et le genre, les cyber-menaces et les dangers du biopouvoir.  Elle se sentit de la sympathie pour Hypatia, et de l'empathie pour Mary Wollstonecraft. Beauvoir devint sa guide spirituelle: elle ressortit de sa commode son vieux turban et l'une de ses vieilles robes de jeune fille rangée, ce qui fit le plus bel effet au milieu des jeans déchirés et des tee-shirts à l'effigie de l'auteur du Deuxième sexe. Elle reçut dans ces rencontres des publicités pour des colloques et des festivals de philosophie qui avaient lieu dans des endroits attrayants : des rencontres à Monaco ou à Chassagne-Montrachet, où l’on croisait des princesses et des retraités venus écouter en buvant des vins fins les vedettes de la philosophie qu’on entendait aussi sur les chaînes U-Tube ou à la télé, comme de fameuses pleureuses siciliennes qu'on voyait sur tous les écrans.  Elle s’était finalement acheté un ordinateur et écoutait force podcasts. Elle alla une fois, en prenant le train, à Caen écouter les leçons de philosophie populaire d’un célèbre bateleur. La foule y était dense, venue, comme jadis à un comice, de tous les coins du Calvados, avide de liberté et convaincue d’avoir affaire à des pensées rebelles. A la sortie, un présentoir étalait les livres du bateleur et ses cassettes à réécouter chez soi. La philosophie, disaient les organisateurs de ces événements, rejoignait l'âme du peuple, elle parlait enfin aux gens, après avoir été si longtemps l’apanage des élites. Mais quand on passa une interview d'une célèbre académicienne  sous les dorures de l’Institut avec une épée de Jedai fluorescente, elle se demanda si le peuple avait été convié . Elle fut même tentée d’acheter un billet pour une croisière sur le Nil sur le thème du care, animée par des philosophes du Figaro  et de Philo Magazine. Mais elle y renonça, car on annonça qu’au dernier moment tous les intervenants s’étaient décommandés à la suite d’attentats place Tahrir.

      La crise du Covid arriva. Comme tout le monde, Filantine se terra dans son petit appartement, n’osant plus aller acheter ses fromages de peur qu’ils ne contiennent des vers contaminés, regardant les commerçants avec un œil soupçonneux dès qu’ils toussotaient. Elle refusa de se faire vacciner car l’un des professeurs lui avait dit que c’était céder au biopouvoir. Elle se mit à passer son temps sur internet et les réseaux sociaux, où s’étaient reportés tous les événements philosophiques qu’elle suivait jadis dans les salles du Quartier latin, devenues des léproseries covidées. Au début, il était pénible de voir des vidéos d’individus mal fagotés, blêmes sous les projecteurs et bafouillants. Mais peu à peu un marché de podcasts philosophiques se constitua sur internet, et l’offre devint pléthorique. Il y avait bien plus de choix que quand Filantine devait arpenter ce petit triangle enchanté qui va du Boulevard Saint Germain aux Gobelins et s’arrête à l’Ouest au Luxembourg. Il n’était plus nécessaire d’essuyer les regards goguenards des étudiants qui la trouvaient ringarde et la snobaient. Elle avait enfin trouvé son cyber-espace philosophique, échangeant sans cesse des tweets et des posts pour dire du mal de tel ou telle, et pouvoir pouffer électroniquement comme on ne le pouvait plus dans les salles de cours. Les colloques disparurent, et même les séminaires, et l'on zooma vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était commode : quand on s’ennuyait, il n’était plus nécessaire de réprimer un baillement, il suffisait de désactiver sa camera, et personne ne vous voyait vous absenter. L’actuel avait laissé la place au virtuel, le réel à l'abstrait, l'idéal au social, et la vie philosophique (et la vie tout court) s’était transportée sur les écrans, les i-phones et les tablettes. Pour échapper à cette cyber-solitude, elle acheta au marché aux fleurs, bravant les conseils  de ses cours d'éthique animale, une perruche, dont on lui assura qu'elle récitait des pensées de Pascal. Mais l'animal, rétif, se contentait de bruire à sa manière usuelle.


Cherchez Loulou


     Seuls les rêves pouvaient tenir lieu de voyages. Dans les canicules de l’été, dans son petit appartement étouffant de Maubert, Minnie rêva que le roi de Suède, un vrai gentleman, lui faisait cadeau de ses palais, où elle pourrait organiser des rencontres philosophiques, où le Tout Paris qui se pressait jadis sur les bords de la Seine allait pouvoir se transporter sur Stadsholmen. Une musique de jazz montait des rues et des caves, et Minnie entendait la voix syncopée de Cab Calloway :

She had a dream about the King of Sweden
He gave her things that she was needin'
He gave her a home built of gold and steel
A diamond car with platinum wheels

Hidee hidee hidee hi
Whoah
Hee dee hee dee hee dee hee
A hidee hidee hidee ho

 

Poor Minnie

 

 A vau-l'eau / par J. K. Huysmans ; dis-neuf eaux-fortes et pointes sèches de  Edgar Chahine | Gallica

 

samedi 2 juillet 2022

imposture, trahison, foirade

 

Régis Debray et alii sur Benda (FC 1 juillet 2022)

 

LES CLERCS ENTRE TRAHISON  ET IMPOSTURE

Magazine littéraire, 2013 , la trahison

      Peu de livres sont à la fois aussi célèbres et aussi mal compris que La trahison des clercs (1927). Julien Benda  y accuse « les clercs » d’avoir  trahi, en se livrant aux passions politiques et en méprisant tout idéal supra-temporel, leur fonction traditionnelle : combattre le réalisme politique et le nationalisme au nom des valeurs transcendantes de vérité et de  justice. Benda s’en prenait à presque toute sa génération intellectuelle, à Barrès, à Maurras, à d’Annunzio, à Sorel et aux marxistes, mais aussi aux penseurs allemands de la lignée de Herder et de Nietzsche, et, pour leur culte de l’action et du devenir, à Bergson et au pragmatisme, ainsi qu’à son ancien ami Péguy, dont il semblait pourtant reprendre le thème « Tout commence en mystique et finit en politique ». A droite, chez les maurassiens et les catholiques, on lui objecta que les grands penseurs chrétiens n’avaient jamais rejeté le temporel, et à gauche Nizan fit de lui le parangon de l’idéalisme bourgeois dans Les Chiens de garde. Le message de Benda était d’autant plus brouillé que, comme le disait Thibaudet, « ses clercs marchent comme des chanteurs d’opéra » vers un idéal qui semble chrétien (Benda voulait que comme Jésus le clerc introduisît  du scandale dans le monde) mais aussi radicalement athée. Le malentendu atteignit son comble quand Benda prit des positions politiques radicales durant les années 30, incarnant l’aile gauche de la NRF, au grand dam de Brasillach, de Drieu et de la presse de droite et antisémite. Quand après-guerre il devint un compagnon de route des communistes, approuvant l’épuration et les procès staliniens, le clerc finit par être accusé d’être lui-même un traître à ses propres idéaux.

     Que veut dire Benda quand il parle de trahison ?  Ses « clercs » ne sont pas ce que l’on appelle d’ordinaire les « intellectuels » mais un certain type idéal, qui ne s’est incarné qu’à de rares moments où des hommes voués à l’esprit sont venus rappeler aux puissances politiques « Mon royaume n’est pas de ce monde », et dont le paradigme fut pour lui l’affaire Dreyfus, « véritable palladium de l’histoire ».  Mais son propre parcours politique montre qu’il est difficile de jouer ce rôle de chevalier blanc. Le credo de Benda est essentiellement platonicien : il y a des valeurs réelles, éthiques, esthétiques, mais aussi et principalement intellectuelles. Il nous rappelle que faire œuvre dans le domaine de l’esprit, du savoir et de l‘art, entraîne des engagements spécifiques, vis-à-vis de la recherche du vrai et des preuves, de  la nature de l’enquête intellectuelle et des vertus propres au savant et à l’écrivain, qu’il ne faut confondre ni avec les engagements moraux ni avec les engagements politiques. Il ne prône  pas le désengagement, mais demande que les engagements se fassent dans leur sphère propre, quand bien même les valeurs peuvent entrer en conflit. Il refuse que l’on associe systématiquement la responsabilité de l’écrivain, du savant et du philosophe à une responsabilité seulement politique, mais aussi que l’on absolve un écrivain de toute responsabilité simplement parce qu’il est écrivain. Il parle de valeurs intellectuelles autonomes, là où nous ne voyons plus que volonté de savoir et stratégies de pouvoir. Il parle de vérité, là où nous ne voyons plus que des « régimes de vérité ». Il vénère les savants, les universitaires, ceux qui s’en tiennent à leur spécialité,  là où nous ne louons plus que les passeurs, les transgresseurs de frontière. Il professe le respect pour l’intellect, là où nous apprenons à ne respecter que l’expression des émotions et des passions.

      La grande différence entre l’époque de Benda et la nôtre tient au sens qu’il donnait à la notion de trahison. Trahir suppose la reconnaissance des idéaux et des personnes qu’on trahit : Judas savait qui était Jésus, Brutus respectait César, Julien l’Apostat savait ce qu’était la foi chrétienne, Ganelon aimait Roland. Une partie des clercs auxquels s’adressait Benda avaient encore  une idée des idéaux qu’ils étaient accusés de trahir.  D’autres les ignoraient purement et simplement, ou les refusaient explicitement. On ne trahit pas ce que l’on n’a jamais accepté ou respecté.  En ce sens le message de Benda est voué à l’échec, car ce qu’il disait aux intellectuels de son époque est qu’ils auraient dû se sentir traîtres. Mais la plupart  ne se sentirent jamais trahir quoi que ce soit. Quant aux faux intellectuels d’aujourd’hui, ils  ne trahissent rien, parce qu’ils n’ont jamais seulement épousé les idéaux de la vie de l’esprit, dans lesquels ils ne voient que du moralisme déguisé. Au mieux ils ne leur rendent qu’un hommage indirect, en les simulant, comme ces penseurs qui ne cessent de nous dire que nous n’avons jamais été modernes, que nous n’avons jamais souscrit aux principes de la raison et n’avons pas à y souscrire, mais s’empressent  néanmoins de se faire décerner des brevets de rationalisme. Le clerc, en un siècle, est souvent passé de la trahison à l’imposture, et de l’imposture à la simple foirade.