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dimanche 5 juillet 2020

le voyage de Michel Foucault au Pérou

Foucault au bord du Lac Titicaca




L’un des faits les moins connus de la biographie de Michel Foucault – si peu connu qu’il ne figure pas dans le livre de Didier Eribon ni dans chronologie de la Pléiade - est son voyage au Pérou. Ce voyage eut lieu en septembre 1980, peu avant les conférences Howison que donna Foucault à Berkeley sur « Truth and subjectivity ». Profitant du fait qu’il était sur la côte pacifique et de l’invitation d’un étudiant péruvien, Manuel Garcia Ribero, qui suivait ses séminaires à Berkeley, Foucault prit un vol San Francisco-Lima. Ce n’était pas son premier voyage en Amérique Latine, puisqu’il avait en 1969 fait ses fameuses conférences sur Œdipe à Rio, puis en 1976 à Bahia, mais c’était son premier voyage au Pérou. Il n’en connaissait pas plus que Candide en abordant ces terres avec Cacambo. Son voyage avait deux buts. Le premier était d’étudier les pratiques sexuelles des Incas et des civilisations précolombiennes en vue de ses travaux sur la sexualité. Le second était de comprendre mieux l’organisation sociale et surtout religieuse de la société inca. Foucault avait été vivement intéressé par le livre de Nathan Wechtel paru en 1971, La vision des vaincus, qui exposait le choc entre la culture inca et la culture espagnole, et il voulait comprendre comment les Incas avaient pu bâtir un ordre théologico-politique au moins aussi important que celui qu’il avait pu observer l’année précédente en Iran au moment des débuts du khomeynisme, qu’il avait avec quelque imprudence soutenu à ses débuts.

Museo Larco, Lima



A Lima, Foucault se rendit dès son arrivée au Musée Larco, qui renferme une collection étonnante de statuettes et de céramiques Moche, une culture péruvienne antérieure à celles des Incas. Nombre de ces céramiques montrent des scènes sexuelles qui attestent de pratiques homosexuelles fréquentes dans ces cultures. Il se demanda où ces scènes étaient supposées se produire : dans les maisons, au sein des familles ? Dans des lieux dédiés, équivalents des bains romains ou des modernes bordels ? Foucault passa plusieurs heures à contempler ces statuettes. En voyant l’une d’elles, son hôte péruvien l’entendit murmurer une phrase qu’il trouva mystérieuse : « Ceci n’est pas une pipe ».


céramique Moche, musée Larco , Lima

Foucault lui en expliqua le sens. Il fut vivement intéressé d’apprendre qu’alors que les pratiques homosexuelles étaient très répandues dans la société inca, les prêtres étaient connus pour leur abstinence de ces pratiques et leur ascétisme. Mais aussi les Espagnols, qui trouvaient ces mœurs fort peu chrétiennes, ne manquèrent pas de profiter des pratiques polygyniques des Incas. Foucault avait lu Bartolomè de las Casas, et ne croyait pas que ces coutumes témoignassent de la bestialité des Incas.


mariage de don Martin García de Loyola,  et de Doña Beatriz Coya,


On emmena ensuite Foucault à Cuzco, la capitale des Incas. Il visita l’admirable église jésuite de Cuzco, et s’arrêta longuement devant le tableau dépeignant le mariage de don Martin García de Loyola, le neveu d’Ignace du même nom, et de Doña Beatriz Coya, face à des Incas supposés pacifiés, et destiné à célébrer le mariage des Incas et de la Compagnie de Jésus (cf l'article de Carmen bernand ). Dans une échoppe tenue par des dames quechua en costume traditionnel, Foucault s’acheta une écharpe en alpaga. Il alla aussi à Ollantaytambo, plus loin dans la vallée sacrée, la cité où les Incas s’étaient réfugiés pour résister aux Espagnols. Il y dormit à l‘hôtel Pakaritambu, dans une chambre qui porte aujourd’hui son nom : « Habitaciòn Foucault ».


habitacion Michel Foucault à Ollantaytambo



Il mangea des cheviche, ce qui lui procura quelques maux d’estomac. Il mangea aussi fort mal à Aguas Calientes, au bas du Machu Picchu, qui  était déjà alors une industrie à touristes. Quand il fit le lendemain voyage vers l’admirable site, Foucault s’enthousiasma pour ces constructions solaires et les explora une journée durant. A l’époque, le voyage au Machu Picchu comportait une option « hallucinogènes », qui faisait ingérer au visiteur une drogue inca face à l’admirable paysage andin. Foucault, qui avait déjà eu l’expérience du LSD dans la Vallée de la Mort en 1976 , ne manqua pas de prendre cette option, et put ainsi parfaire sa connaissance des substances. Il visita le Temple du Soleil un peu topsy turvy , comme Haddock l'avait fait jadis.


Michel Foucault (casqué, suite à l'ingestion d' ayahuasca)
et ses guides péruviens à Machu Picchu, 1980



Cette visite donna envie au poitevin de reprendre ses anciennes réflexions sur les hétérotopies, et il se souvint de sa conférence de 1966 .

Machu Picchu n’était-il pas une hétérotopie du genre de celles qu'il avait analysées ? Un espace hors de l’espace et hors du temps ? Toute la civilisation inca n’était elle pas une hétérotopie ? Comment pouvait-il y avoir là un espace hors l’espace, ou un temps hors le temps, puisque toute cette civilisation était elle-même hors l’espace et hors le temps ( du moins les espaces et les temps connus des civilisations occidentales et même asiatiques)? Ce qui fascinait Foucault, dans les cités incas, était le fait qu’elles manifestaient une organisation spatiale très planifiée, proche de celle que, selon lui, les architectes du dix-huitième siècle en Europe les conçurent, presque des architectures rationalistes et utopistes avant la lettre, à la Ledoux. Mais en même temps, ces architectures n’étaient pas au service d’un ordre rationnel destiné à soumettre la société, à la quadriller : elle était déjà soumise. Ce qui l’intéressait aussi , dans ce que ce site révélait par la disposition même des édifices, était l’organisation à la fois despotique et « socialiste » (selon l’expression de Louis Baudin dans son livre de 1928, L’empire socialiste des Incas) d’une société pratiquant à la fois la contrainte la plus dure et ce que Foucault allait appeler « l’art de ne pas être trop gouverné ». Le monde inca, comme le monde iranien, faisait partie de ces organisations sociales basées sur un régime spirituel, fondé sur des relations de pouvoir à la fois autoritaires et lâches, qui fascinaient Foucault.

Le voyage de Foucault au Pérou s’acheva par quelques jours au Sud, vers Arequipa, et jusqu’aux rives du Lac Titicaca. C’est le berceau de l’architecture Inca Tiwanaku, qui harmonise les constructions au paysage. Il ne manqua pas de passer la nuit dans une île flottante , en jonc totora, sur le lac. On montra à Foucault des quipus , cordelettes subtiles avec lesquelles les Incas calculaient et écrivaient des récits. Il rit de son rire métallique : « Des Glyphes ? Faudrait que j’en ramène un à Derrida ! »


A son retour à Berkeley à la fin de septembre 1980, Foucault donna une interview à Paul Rabinow, alors son grand introducteur à Berkeley, sur « Espace, savoir et pouvoir » (repris et traduit dans The Foucault Reader, 1984, Il y esquisse ses conceptions de la biopolitique et de la construction de l’espace dans les cités contemporaines en vue de gouverner les vivants, mais il ne fait pas mention de sa visite au Pérou.

      On a beaucoup glosé sur la notion d'hétérotopie, et sur la conférence de 1966 de Foucault. Sa définition est très large: il les présente comme des lieux où les individus sont assignés en dehors du monde social par une assignation d'espace qui les exclut ( cimetières, pensionnats pour garçons ou filles, hôpitaux, casernes, prisons) superposer en un lieu des espaces qui ne sont pas faits pour être ensembles, tantôt comme des lieux où l'on cherche une sortie hors de l'espace (cabanes et tentes d'indiens des enfants, jardins). Foucault en propose une définition entièrement fonctionnaliste, ou comme on disait à l'époque, structurale : ce sont des espaces ou des temps qui remplissent des fonctions d'exclusion hors du social, qui sont à la fois des produits de la distribution du pouvoir et des tentatives pour lui échapper. Le musée, la bibliothèque, le théâtre, mais aussi la plage , les luna parks, les villages de vacances, le sauna scandinave, mais aussi les bordels. La définition est si large qu'elle inclut presque toutes les institutions ou les lieux fermées Le monde social semble déterminé par ces espaces en même temps qu'il les détermine. Ce sont des lieux à la fois de contestation de l'espace ordinaire et des lieux de répression. Foucault le tient à fois comme des lieux réels et des lieux imaginaires, ou chargés d'imaginaire.  Foucault développe particulièrement l'exemple des jésuites du Paraguay, pas très loin de la frontière du Pérou:


« Au Paraguay, en effet, les jésuites avaient fondé une colonie merveilleuse, dans laquelle la vie tout entière était réglementée, le régime du communisme le plus parfait régnait, puisque les terres appartenaient à tout le monde, les troupeaux appartenaient à tout le monde. Seul un petit jardin était attribué à chaque famille. Les maisons étaient disposées en rangs réguliers le long de deux rues qui se coupaient à angle droit. Sur la place centrale du village, il y avait l'église, au fond. D'un côté, il y avait le collège ; de l'autre côté, il y avait la prison. Les jésuites réglementaient du soir au matin et du matin au soir, méticuleusement, toute la vie des colons. L'angélus sonnait à 5 heures du matin pour le réveil ; puis il marquait le début du travail ; puisque la cloche rappelait, à midi, les gens, hommes et femmes, qui avaient travaillé dans les champs ; à 6 heures le soir, on se réunissait pour dîner ; et, à minuit, la cloche sonnait à nouveau — c'était la cloche qu'on appelait du « réveil conjugal », car les jésuites tenaient essentiellement à ce que les colons se reproduisent ; et ils tiraient allègrement tous les soirs sur la cloche pour que la population puisse proliférer. Elle le fit, d'ailleurs, puisque de cent trente mille au début de la colonisation jésuite, les Indiens étaient devenus quatre cent mille au milieu du xviiie siècle. On avait là l'exemple d'une société entièrement fermée sur elle-même, qui n'était rattachée par rien au reste du monde, sauf par le commerce et les bénéfices considérables que faisait la Société de Jésus. » ( voir Le corps utopique, hétérotopies, Editions Lignes, 2009)


La définition fonctionnaliste de Foucault - « les hétérotopies ont toujours un système d’ouverture et de fermeture qui les isole par rapport à l’espace environnant  » est si large et si fourre tout qu'elle peut s'appliquer quasiment à tout : écoles, jardins, églises, couvents, établissements scolaires, pénitentiaires, lieux de plaisir, de punition, de culture, ou pour pendre des exemples qu'il ne prend pas, la chambre à soi de Virginia Woolf, la léproserie, et pourquoi non plus le bar du coin ou l'aire où les vieux jouent aux boules  . La notion est supposée refléter l'idée foucaldienne que le pouvoir s'exerce dans et par l'espace, qu'il est partout et nulle part. Les hétérotopies sont à la fois des espaces contraignants et des contre-espaces. L 'explication fonctionnaliste ne porte que sur les conséquences ou les effets des contre-espaces en question, ou sur leurs buts supposés, qui semblent être toujours de contraindre, de sécuriser et de quadriller l'espace. Elle ne dit rien des mécanismes, ni des raisons qui font que des agents ont pu créer de telles hétérotopies.  Foucault semble voir leur source dans l'imaginaire social. Mais il ne nous dit rien des mécanismes qui les créent ni pourquoi les gens voudraient les créer. Cette discussion a eu lieu déjà sur la conception foucaldienne de la prison. Que sont ces oppressions sans oppresseurs, ces lieux où les gens semblent se retrouver contre leur volonté? La conception des hétérotopies de Foucault est essentiellement (comme son voyage au Pérou) rêvée.


Candide et Cacambo en Eldorado 


      Le monde inca était il une hétérotopie, comme celui des jésuites du Paraguay ? Quelle était la place pour l'imaginaire hétérotopique dans la société inca?  Comme c'était une théocratie, elle reflètait l'ordre cosmique. Mais l'ordre cosmique est il un autre espace ? La société "communiste" des incas est-elle un type d'organisation semblable à celui que les jésuites du Paraguay avaient inventé? Ne faudrait-il pas dire plutôt que la civilisation Inca était fondée sur une homotopie, un espace clos, mais sans dehors à la différence des hétérotopies, qui sont supposées être des espaces où l'on s'enferme hors d'un espace contraint, et où l'on fuit? Chez les Incas, pas de fuite possible. Le ciel andin est métallique, le soleil irradie sur ces sierras d'une lumière extraterrestre ou fait plonger dans des enfers végétaux à la Aguirre.



Pop Pol Vuh, la musique du film La colère de Dieu



        La notion d'utopie renvoie à un monde imaginaire sans lieu ni temps, ou situé dans un lieu et un temps inacessibles. Foucault a voulu transposer cette notion à toute manifestation sociale du pouvoir et du "biopouvoir". Mais il a forgé une notion vide, qui ne sert qu'à montrer que le pouvoir est partout, et qu'il est partout illégitime. Mais n'était-ce pas lui qui poursuivait une utopie?

Je ne sais si Foucault connaissait l’ouvrage Comentarios Reales de los Incas d’un des descendants des Incas métissé d’espagnol, Garcilaso de la Vega. Cet inca platonicien et universaliste lui eût-il plu ? Il présente la société Inca comme l’Utopie de Thomas More, bien loin d’une hétérotopie. Ce mythe eut , comme on sait, un immense succès. Comme le disait Lévi-Strauss dans un compte rendu du livre d'Alfred Métraux sur les Incas, leur société et leur culture continuent de nous donner l'impression d'être une sorte de planète Mars.




3 commentaires:

  1. DjileyDjoon@orange.fr5 juillet 2020 à 23:45

    Au Mexique, chez les Tarahumaras, Antonin Artaud venait chercher une nouvelle idée de l'homme. Il disait : "La culture rationaliste de l’Europe a fait faillite et je suis venu sur la terre du Mexique chercher les bases d’une culture magique qui peut encore jaillir des forces du sol indien ». Au Pérou, Foucault ne cherchait pas le dépaysement et la table rase. Il venait prendre des photographies pour illustrer les théories qu'il avait déjà dans sa tête. Comme Lévi-Strauss qui avait vite rasé sa barbe d'aventurier de la jungle, pour ne plus jamais y retourner, il ne croyait qu'à la force du concept. C'était l'histoire de toute une génération.

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    1. Ce que la philosophie a gagné avec PE l'humour ne l'a pas perdu complètement (au contraire). J'y a cru jusqu'à la calvitie casquée -- très drôle.

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    2. Mais tout est rigoureusement authentique ici . Au moins autant que le Temple du soleil d'Hergé

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