Eleuthère sur face book |
A la fin de sa vie, on voulut initier
Julien Benda au numérique. Il regimbait,
arguant qu’il n’avait jamais de sa vie possédé de machine à écrire, et que le
clerc n’était pas une secrétaire. On eut beau lui expliquer que le traitement
de texte n’était que l’une des fonctions d’un ordinateur, et qu’il pourrait,
s’il en avait un, payer ainsi ses factures plus aisément et gérer son compte en
banque, il opposa un déni catégorique : « Le clerc n’a pas à
s’occuper de faire rentrer du charbon à la cave ou d’aller à sa banque négocier
un prêt», sous entendant que c’était sa femme Micia, épousée sur le tard malgré
ses protestations de vieux garçon, qui devait s’ occuper de ce genre de
contingences. Mais un jour Léautaud lui expliqua qu’il pourrait ainsi lire la NRF on
line , écrire des mails et faire
un blog et que cela rendrait sa vie
sédentaire plus agréable. « On line, mail, blog : Quésaco ? »
demanda-t-il, se souvenant du parler occitan entendu jadis à Carcassonne.
Qu’est-ce que ce jargon yankee ?
On lui expliqua ce que c’était. Il parut intéressé. Il rappela qu’il avait dit
dans son Exercice d’un enterré vif que
le propre de son esprit était de se placer naturellement en l’an 3000, et admit
donc qu’il lui fallait au moins acquérir les instruments des années 2000 pour y
accéder. On acheta alors à Benda un ordinateur de bureau, doté d’un grand
écran, pour qu’il ne s’abîme pas la vue. Pendant trois semaines le clerc contempla
sans le toucher cet objet mystérieux qu’on avait posé dans le salon de sa
maison de Fontenay aux Roses. Puis il se lança. Il fallut lui expliquer toutes
les fonctions, et il prit encore six mois pour comprendre comment user du
clavier, de la souris, et naviguer sur un internet. Au bout d’un an, le clerc
maîtrisait tant bien que mal l’appareil et les bases de Word et de son moteur
de recherche. On l’abonna à une messagerie électronique, et il put envoyer un
premier « courriel » à Léautaud, puis à Paulhan, avec lequel il
s’était rabiboché. Paulhan d’ailleurs était ravi du courrier électronique et y
passait plus ou moins ses journées.
Benda se prit au jeu. Il commençait à surfer
sur internet immodérément, appréciant surtout de lire la presse gratuitement,
mais pestant quand il découvrit qu’on ne pouvait lire que le début des articles.
Il envoya des tribunes au Monde et au Figaro, mais elles furent refusées. En revanche celle qu’il envoya
à l’Humanité fut prise. Il y
défendait, comme à l’accoutumée, le rationalisme, fustigeait le romantisme, et
indiquait son soutien discret au communisme, comme idéologie des masses
dominées, tout en maintenant qu’il n’était pas marxiste. On lui demanda si
internet favorisait la démocratie. Il commença par dire oui, mais fut ensuite
mitigé, quand il comprit que l’on ne lui demandait son point de vue que pour
que les sites qu’il visitait aient beaucoup de clics et puissent augmenter leur
audience et donc leurs réclames. Concernant ces dernières, il se plaignait du
surgissement constant de pop ups
appelant à cliquer de nouveau et à rejoindre des masses virtuelles. Le clerc
répondit aussi, comme jadis dans les journaux, à des enquêtes. Il y fustigea,
comme jadis, le sentimentalisme, le culte du nouveau et de la pensée frappante,
et refusa à tout force le culte du progrès et de l’innovation qui suintait de
tout internet.
Il s’abonna aussi à face book, sous le pseudonyme peu surprenant d’Eleuthère, avec une photo d’une statue de Minerve. Mais ses posts ,tous aigris et rechignés,
n’attiraient pas de like, et il
n’avait pas de friends. Pour s’en
faire, il alla liker d’autres
individus du réseau, de préférence ceux qui avaient le plus de friends, afin de capitaliser sur leurs liens faibles et hymens électroniques. Il alla même, pour essayer de renforcer sa
popularité, sur twitter. Il restait
désespérément seul. Il décida alors de parler des idoles du temps, Foucault, Derrida, Badiou, Agamben, Bruno Latour, Bernard Stiegler, François Jullien, Stanley Cavell, Edgar
Morin, Barbara Cassin. Il ne cessait de leur adresser des piques et des
insultes, de flétrir leurs doctrines comme irrationalistes, fumeuses, et leurs
auteurs comme des sophistes et des imposteurs. « Quand je pense,
disait-il, qu’Edgar Morin été jadis mon
secrétaire ! » « Ce Foucault, quel caméléon malhonnête ! »
« Cette Cassin, elle me fait regretter Anna de Noailles! » Il eut même le courage de
lire Virginie Despentes, Edouard Louis, Achille Mbembé, et même Michel Onfray,
dont le ton lui sembla quelquefois proche du sien, mais dont il jugea que sous le vernis de la rebellion,
il fleurait l’escroquerie intellectuelle et lui rappelait les tribuns de
l’Action française, les Daudet, les Massis, les Maurras, et même le ton des
plumitifs de Gringoire. Mais ses
tweets et ses posts n’attiraient toujours pas de commentaire.
Silence glacé. Aurait-il manqué sa cible ? Mais un jour où se risqua à
oser une comparaison entre le scepticisme d’Alain (qu’il avait jadis traité de démagogue) et celui
de Foucault , idole surgie plus tard, mais tout aussi démagogue, il eut une
réponse sur face book, d’un certain Avenger , qui ne contenait que deux
mots :
« OK BOOMER ! »
Benda fut interloqué. Il
se demanda ce que cela voulait dire. Il posa la question à Léautaud, qui
collait aussi. Etiemble, qui était sensible au langage de notre temps, lui
expliqua que c’était un quolibet que les jeunes générations réservaient aux
gens du baby boom, nés après-guerre, qui
avaient bien profité des Trente glorieuses, et abordaient aujourd’hui la
retraite dans des conditions que eux-mêmes, jeunes générations, craignaient de
ne jamais connaître. Bref cela voulait dire : « Vieux schnock »,
voire : « Vieux con ». Le message explicite était : "Dégage!"
Benda rit. « Je suis sans doute vieux,
et con, mais certainement pas un boomer !
Je suis né en 1867, j’ai connu deux guerres, et en fait de retraite, j’ai connu
l’exil à Carcassonne, et n’ai vécu que de mes piges de journalisme. » Ce qualificatif , trouvait-il, signalait
aussi l’éternelle pleurnicherie des générations face aux soi-disant privilèges
qu’avaient eus les précédentes : ceux, comme lui, nés après Sedan, qui
trouvaient que les gens du Second Empire avaient eu une vie meilleure, ceux
d’après la Grande guerre, qui trouvaient que les gens de la Belle époque
avaient eu la vie douce et se sentaient, comme les écrivains yankees, une
génération perdue, ceux d’après-guerre – la seconde – qui traitaient
d’insouciants leurs aînés n’ayant pas vu monter le fascisme et le communisme. Sur
face book et Tweeter, Benda n’entendait parler que de victimes : celles de
la Shoah, celles du Goulag, celles du machisme, celles du racisme, celles du
sexisme, celles du climat, celles du colonialisme, celles de l’esclavage,
celles de la conquête de l’Ouest. Il pensait à la doctrine française des
réparations contre l’Allemagne en 1918, à la question des Sudètes, aux Boers, aux
éternelles jérémiades d’après-guerre. Ce n’est pas, dit Benda sur un post de face book, que ces causes – féminisme, anti-racisme,
anti-colonialisme, etc. – soient mauvaises. Au contraire. Mais on ne voit pas d’autres
manières de les promouvoir que de faire appel aux sentiments, et en particulier
à celui de l’ « identité » à un groupe, au détriment de la
raison et de la pensée individuelle.
Toute cette époque n’aspire, dit-il encore
sur un tweet, qu’à deux choses
seulement : penser avec ses tripes, et penser avec les foules. L’intestin
est devenu la norme du vrai : toute réaction qui ne vient pas des tréfonds
du corps est mauvaise, tout ce qui n’est pas attachement viscéral à une terre,
une famille, une patrie, un estomac, est nul. La foule est devenue la norme du
faux : elle censure, elle dénonce les conspirations, elle aspire, elle gémit et condamne tous ceux
qui ne gémissent pas ou ne s’enthousiasment pas de concert. Elle est sans cesse
désireuse d’imitation . Vieux schnoque ou boomer, j’ai en effet déjà vu çà : Dreyfus, l’Action française,
les foules et les masses du fascisme. Nous y sommes derechef!
Sur Tweeter cette fois, il eut à nouveau
droit à un « OK
BOOMER ! »
Et comme il connaissait un peu d’Américain
depuis son voyage de 1937, Benda répondit illico :
-
« OK
SNOWFLAKE ! »
(