«Drôle de vie, la vie de poisson! Je n'ai jamais pu comprendre comment on pouvait vivre comme cela. L'existence de la vie sous cette forme m'inquiète bien au-delà de tout autre sujet d'alarme que peut m'imposer le monde. Un aquarium représente pour moi toute une série d'énigmes lancinantes, de tenailles rougies au feu. Cet après-midi je suis allé voir celui dont s'enorgueillit le Jardin zoologique de la Ville Étrangère. J'y restai, bouleversé, jusqu'à ce que les fonctionnaires m'en chassent.»
Queneau, Saint Glin Glin , Gallimard 1948
Quand on est dans un aquarium, à contempler toujours les mêmes algues artificielles, attendant la pâte qu'une main inconnue distribue tous les jours, que fait on à tourner entre ces vitres dans l'eau
putride vaguement oxygénée par un appareil à bulles (dans le meilleur des cas). On ne peut même pas plonger, puisque on a déjà plongé et qu'on est dans l'eau jusqu'au cou. On n'a pas besoin de respirer, et on ne craint pas l'asphyxie par coronavirus car on a des branchies.
Mais c'est au fond (de l'eau), une vie assez enviable. On s'ennuie ferme, certes. Mais on a un avantage très grand par rapport à ceux qui, comme nous, sont hors de l'aquarium: on peut remettre au lendemain ce qu'on pouvait faire le jour même. C'est aussi le lot commun de tous les captifs. Alors que dans la vie quotidienne on ne cesse de nous demander de faire telle ou telle chose et de respecter des dates butoir, le poisson n'est obligé à rien. Le captif non plus. Il peut se livrer en toute tranquillité et en toute impunité à ce vice d'acédie que Dante décrit dans la Commedia ( Inferno ,VII, Purgatorio, XVII), que l'on appelle aussi paresse intellectuelle, et qui est souvent associé à la procastination.
Mais il peut aussi le faire en toute liberté.Dans la littérature contemporaine,le paradigme est Oblomov.
de préférence dans la traduction de Luba Jurgenson |
Dante traite la procastination et l'acédie comme des péchés, de même que Thomas d'Aquin. On est tenté de les mettre du côté de la faiblesse de la volonté , elle aussi fustigée par Dante. Et de la traiter, en termes contemporains, comme un comportement irrationnel par excellence: si l'agent rationnel est celui qui cherche toujours à faire ce qu'il juge lui être le plus utile, comment peut il ne pas le faire? Mais la procastination est elle toujours un vice ? Est- elle toujours un comportement irrationnel? Il peut être sage , dans certains cas, de remettre une tâche ou un projet (Agamemnon n'avait pas tort d'attendre avant de lancer ses vaisseaux devant Troie, et les Grecs avaient de bonne raisons d'attendre sous les murs de Troie plutôt que de se précipiter à l'assaut). On peut escompter que la situation sera meilleure plus tard ( Voir G. Ainslie, Breakdown of will, tr. fr Anatomie de la volonté). On peut même, comme John Perry, adopter le comportement de procastination structurée, qui consiste à remettre sans cesse,mais à faire les choses petit à petit, sans se presser , en remettant les tâches fastidieuses, mais en accomplissant des tâches moindres: en gros c'est un renversement des préférences. Mais on peut aussi soutenir, comme Christine Tappolet ( qui use d'un argument parfitéen) que la procastination est irrationnelle parce qu'elle implique une négligence ou un non respect de son moi futur.
Un agent confiné est obligé de procastiner. Car d'une part il n' est pas obligé de faire certaines choses du fait que certaines tâches ne peuvent être accomplies ( à l'impossible nul n'est tenu), et d'autre part même s'il est obligé, les sanctions pourront difficilement s'appliquer. Il a, par ailleurs, pour autant que le confinement dure, tout son temps pour étaler le remplissement de ses obligations. Les impératifs cessent d'être catégoriques, il n'est même pas clair qu'ils soient hypothétiques. Il n'est pas délivré de tout projet, ni de toute obligation, mais il peut aisément les remettre à la Saint Glin Glin. Qui se soucie de son moi futur, sauf quelques utilitaristes ? En un temps où on ne cesse , sur internet et ailleurs, de nous donner des ordres, de nous presser de faire le jour même ce que nous pourrions faire le lendemain ou les jours, c'est un don rare. Faisons donc , consciemment, ce que nous aurions fait de toute façon: c'est à dire rien.