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mercredi 27 février 2019

RETOUR A L'ORME DU MAIL




orme, avec l'aimable autorisation de JM Monnoyer, SEMA


    Les ormes du Mail revêtaient leurs parures automnales. Et la rivière au loin, asséchée par les mois d’été et le pompage abusif des agriculteurs, coulait d’un inquiétant filet. Partout, dans la vallée déjà jaunie, l’âge mûr de l’année frissonnait sur la terre trop labourée et trop acide des épandages subventionnés par la Commission Européenne. Et M. Bergeret cheminait seul, d’un pas inégal et lent, sous les ormes du Mail. Il allait, l’âme vague, diverse, éparse, vieille comme la terre, triste comme les feuilles rousses, vide de pensée et pleine d’images confuses, désolée et pleine de désirs maintenus contre l’ordre du monde, traînant sa fatigue et anticipant l’hiver de son mécontentement. 

   A près d’un siècle de leurs premières rencontres, Monsieur Bergeret retrouva l’Abbé Lantaigne assis sur le banc où ils conversaient autrefois. Presque rien dans les lieux n’avait changé. Mais l’époque, elle, avait bien changé. 

      En un siècle Bergeret, qui avait troqué sa redingote contre un élégant costume en lin italien et sa cravate filoche contre une cravate en tricot grenadine milanaise, avait pris du galon. Alors qu’il n’y avait en 1905 qu’une poignée de Maîtres de conférences de philosophie et de lettres à la Faculté de la petite ville provinciale de *** et que cette position enviable à l’époque valait à ses titulaires le respect même des populations illettrées du canton, tous les enseignants d’université en ce début de vingt et unième siècle étaient  devenus « Maîtres de conférences » et il y en avait à présent des dizaines, que même les lettrés locaux  méprisaient, car il les classaient à peine au-dessus des sous-secrétaires de sous-préfecture et au-dessous des professeurs de classes préparatoires du Lycée local.  Ces derniers au moins promettaient à leurs élèves l’entrée en Grande Ecole, et n’étaient pas des turbos-profs venus de Paris faire leurs cours pour repartir aussitôt.  Bergeret s’était élevé au-dessus de cette condition de manant académique. Il était devenu Professeur , non plus « de Faculté » - car ce titre avait coulé en 1968 sous la Loi Faure avec le reste, mais « Des Universités », titre qu’il aimait à arborer pour qu’on ne le confonde pas avec les professeurs « des écoles » ou "des collèges", apparus dans les années 1980 au moment où l’on préféra doter tous les fonctionnaires de l’Education Nationale de titres ronflants plutôt que de les payer mieux ou de leur procurer des conditions de travail décentes. Pour pouvoir progresser dans sa carrière, et gagner quelques sous, Bergeret avait compris très vite qu’il lui fallait jouer la carte administrative. La fin de l’université étant devenu l’emploi plutôt que le savoir, il fallait bien que les professeurs s’adaptent à leur nouveau rôle, tout en faisant semblant de conserver l’ancien. Bergeret était devenu responsable des affaires internationales de son université. Il passait son temps dans les avions (heureusement avec une carte Gold-Executive qui lui assurait une place dans les lounges) pour négocier des contrats d’échanges d’enseignants et d’étudiants à travers le monde et la création de "chaires d'excellence" enseignant à des étudiants tout aussi excellents. Il avait aussi compris qu’il n’aurait pas d’argent pour sa recherche s’il ne remplissait pas des formulaires pour obtenir des financements ministériels, nationaux ou européens, depuis que le Ministère ne versait plus de crédits de recherche aux équipes universitaires. Aussi passait-il une grande partie de son temps à appliquer à des grants  comme on disait dans la novlangue académique, qui transposait le sabir anglo-américain en cours dans les institutions internationales.

    Quant à Lantaigne, il avait enfin pu accéder aux fonctions que lui avaient jadis refusées le Préfet Worms-Clavelin et le cardinal-archevêque. Il était devenu évêque de ***, mais l’Eglise de France, à défaut d’être devenue plus riche, étant devenue bien plus universelle encore qu’à l’époque où elle n’était encore que gallicane, il était aussi responsable pour l’Europe de l’Ouest des enseignements catholiques, et à ce titre correspondant de l’Union européenne pour les questions religieuses. Il ne cessait lui aussi de voyager pour promouvoir, au nom des papes successifs, tous aussi progressistes que Jean XXIII, mais aussi tous aussi traditionnalistes que Benoît XVI, les intérêts du Saint Siège, mais aussi, modernité oblige, du Spirituel en général dans un monde qui en avait de moins en moins. Il n’"appliquait" pas à des grants, mais il ne cessait de lever des fonds pour son diocèse, organisant des marches, des œuvres de charité, des conférences d'intellectuels oecuméniques mais aussi de personnalités médiatiques, pour entretenir les écoles catholiques, et se rendant régulièrement au Vatican aussi souvent que Bergeret se rendait à Bruxelles pour y faire du lobbying.




   « Je suis inquiet, avança le Professeur Bergeret, après avoir salué Monseigneur Lantaigne, des progrès faits dans l’enseignement supérieur par les financements privés de la recherche. A la recherche désintéressée de la vérité - dont les défenseurs de Dreyfus avaient encore le sens -  et à la Recherche publique issue des Grand organismes jadis fondés par la République (CNRS, INSERM) a fait place la recherche des financements privés tous azimuths, pas tous animés de la recherche désintéressée du vrai. Et comme le système public est à bout de souffle, non seulement les investissements privés ne cessent de profiter de sa faiblesse  – au bénéfice des écoles de commerce et des Grandes écoles - mais aussi je constate que de plus en plus de chercheurs universitaires se tournent, pour financer leurs recherches, non plus vers les Agences de la Recherche ou les Programmes européens publics, mais vers des Fondations privées, qui ont des modes de fonctionnement et des agendas spécifiques. Timeo pecuniam, et dona ferentem.
    « Il y a là, répondit Lantaigne avec un sourire, quelque ironie. Car en 1905, au moment de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, vous vous félicitâtes de la déconfiture des congrégations et de l’enseignement confessionnel. Je me rappelle encore vos charges contre Le parti noir.







Après un siècle d’arrogance républicaine, qui vit les grandes institutions de la recherche devenir publiques et la part de la recherche privée être réduite à la portion congrue, nous voilà - quelle surprise - à égalité. Combes nous laissa exsangues et l’enseignement catholique ne cessa de dépérir. Heureusement il y eu des sursauts comme Loi Debré, et la manifestation bénie du 24 juin 1984, qui montra que le peuple français ne voulait pas qu’on mette à mal la loi Falloux. »
    «  Et Vichy ! » ironisa en retour Bergeret. 
    «  Bon, mais nous avons eu Vatican II qui nous lava de tout soupçon et nous projeta dans l'âge moderne. A présent, ne voyez vous pas, la pression musulmane aidant, que les croyants de tous les bords voulant que leur credo ait pignon sur rue, vous êtes en minorité?  Mais laissons cela, si vous voulez bien.  

     Ce qui m’étonne est que vous sembliez en être resté au temps de la Séparation, et surtout que vous n’ayez pas évolué. L’enseignement privé et l’enseignement public ne marchent-ils pas main dans la main ? Les parents ne mettent-ils pas de plus en plus leurs enfants dans les écoles catholiques, surtout dans les quartiers difficiles ? Les quelques universités catholiques ont bien résisté, comparées à la déconfiture des universités publiques. Bien sûr il n’y a pas d’organisme confessionnel de recherche scientifique, mais l’enseignement confessionnel ne se porte pas si mal. »

   « En effet, je dois l’avouer, admit Bergeret. Et je le déplore. Mais une chose est l’enseignement dans des établissements confessionnels, ou  financés par des institutions à but confessionnel, et autre chose est la recherche scientifique. Une école catholique ne peut pas s’écarter – ou du moins pas trop – des vérités et des doctrines de la religion catholique, même si la plupart du temps les parents ont vis-à-vis de la religion la même attitude que les jeunes couples bourgeois qui tiennent, malgré leur peu ou pas de foi religieuse, à se marier à l’Eglise, parce que cela fait bien. Ils tiennent avant tout à ce que leurs enfants ne fréquentent pas des gens d’autres classes que la leur, et reprochent surtout à l’enseignement public sa mixité sociale. Ils la toléraient quand les professeurs et le niveau de l’enseignement public étaient meilleurs, mais à présent que l’Education nationale ne parvient plus à tenir ses promesses et recommande, sous couvert de justice sociale, qu'on enseigne le moins de choses possible, ils s’en remettent à l’enseignement catholique privé. Je m’en réjouis. Mais ce qui me concerne, ce n’est pas l’enseignement, c’est la recherche. Il ne peut pas y avoir de recherche scientifique associée à une confession religieuse. »

    « Et pourquoi donc ? » interrogea Lantaigne. Nombre de grands savants n'étaient-ils pas pieux? Sans remonter au Moyen Age, où tout travail scientifique se faisait à la gloire de Dieu. La religion ne vénère-t-elle pas, tout comme la science la vérité ? Je conviens que ce n’est pas le même type de vérité, mais au moins la religion respecte-t-elle la vérité, à la différence des scepticismes et relativismes de tout poil ? »


 « Il ne s‘agit pas du même type de vérité ni du même type de respect, Monsieur l’Abbé [ Bergeret continuait de l'appeler ainsi, par étourderie ou ironie] . La vérité scientifique est une vérité révisable, obtenue par l’expérience, la preuve et les méthodes de la raison. La vérité religieuse est une vérité révélée dans un Livre ou dans une expérience du sacré, et non par des preuves ni par la raison, sauf à jouer sur les mots et à appeler « preuves » les témoignages des prophètes ou la Révélation divine, et « raison » l’usage du sens commun pour saisir des vérités elles-mêmes divines. Un savant qui, comme Duhem, pratiquait le premier type de vérité, d’expérience et de preuve en même temps que le second, savait distinguer sa physique de ses croyances. Sa « physique de croyant » n’était pas de la physique administrée par la croyance, et sa foi religieuse ne demandait rien à sa physique.

 « Mais, Monsieur Bergeret [ Lantaigne n'allait pas, quant à lui, lui donner du Monsieur le Professeur], le croyant ne peut-il dire que l’objet de sa croyance est vrai, qu’il cherche la vérité et la trouve ? Il ne croit pas simplement parce que cela lui est commode ou confortable. » 

 «    Ce n’est pas au même sens, Monsieur l’Abbé, que l’on peut dire que la science et la religion ont comme but la vérité. Je veux bien admettre que le croyant ne croit pas simplement pour le confort de son âme ou pour son salut. Mais peut-on dire qu’il dissocie complètement sa foi de son salut espéré ? On dit aussi souvent que la croyance elle-même, commune et scientifique est régie par une norme de vérité. Mais peut-on dire cela de la croyance religieuse ? Les croyants aiment à évoquer la vérité. Bernanos intitule un de ses livres Scandale de la vérité. Mais c’est la vérité du Christ, celle qui s’identifie pour le catholique au Dieu Vivant. La vérité c’est celle de la mort du Christ, de la rédemption, qui règle toutes les autres vérités. Bernanos n’écrit pas les Grands cimetières sous la lune comme un intellectuel dreyfusard réclamait la vérité. 

  La vérité scientifique est orientée par  l’enquête, la recherche de ce qui est vrai par essais et erreurs. L’enquête du Père Brown est celle d’un détective, mais le Père Brown ne doit pas sa foi à l’enquête. 

    C’est pourquoi je pense que des fondations à but spirituel, comme la Fondation Templeton, qui est devenue l’une des principales sources de financement dans les universités du monde anglophone et distribuent de l’argent à des projets de recherche qui répondent à sa « mission » spirituelle, non seulement commettent une erreur de catégorie, en présupposant que la vérité scientifique a quelque chose à voir avec la religion, ou même qu’il pourrait s’agir d’une poursuite identique, mais aussi que ces fondations reposent sur une véritable imposture.

  « Comment ? s’exclama Lantaigne. Mais si un savant se trouve financé par une des fondations,  n’est-ce pas pour le plus grand bénéfice de la Science ? Pourquoi cracherait-il sur cette Manne ? »

   « Céleste Manne en effet, mais poison véritable. Par exemple Templeton a financé un projet qui était supposé tester l’hypothèse selon laquelle la prière peut aider à soigner des patients atteints de maladies de cœur. L’hypothèse n’a pas été confirmée. On pourrait dire ici que Templeton a joué le jeu de la science, et a perdu, et donc que la Fondation respecte la vérité scientifique. Mais ce qui clochait dès le départ était l’hypothèse, qui n’était qu’une manière de prendre ses désirs pour des réalités. Quand on prend ses désirs pour des réalités, dans ce contexte comme dans d’autres, par exemple dans le cas de Lyssenko, on a seulement de la pseudo science. La « vérité » ainsi testée par le projet Templeton vient de croyances, mais pas de croyances scientifiques. Elle ne vise qu’à renforcer des convictions antérieurement acquises. C’est ce que Peirce appelait du sham reasoning, du raisonnement de pacotille, où l’on raisonne avec le but d’avoir certaines conclusions, et  et où l'adapte ses prémisses et ses inférences aux conclusions à atteindre. »

    «  Mais, Monsieur Bergeret, si vous étiez un savant, ne seriez-vous pas heureux d’avoir ces fonds, même si vous vous pinciez le nez en les recevant ?  Même si elle a d’autres objectifs, la Fondation Templeton, ou d’autres fondations basées sur des œuvres de charité, ne peut-elle contribuer à faire surgir des vérités scientifiques en bonne et due forme ? » 

« Une sorte de ruse de la foi, répliqua Bergeret, comme Hegel parle de ruse de la raison ?  Par le même raisonnement on pourrait soutenir que la philosophie populaire, qui fait vivre quelques présentateurs vedettes des media et qui permet à des entreprises de loisir cultivé ou des croisières de prospérer en organisant des voyages, des nuits ou des événements philosophiques, quand elle met du baume au cœur de vieilles et jeunes gens avides de sagesse, peut aussi comme une sorte d’effet en retour à la manière des by products dont parle Elster, produire un peu de vraie sagesse. »

  « En effet, dit Lantaigne, pourquoi se priver de cette occasion au nom d’un puritanisme de la science ? La philosophie elle-même est un sous-produit de la religion, elle console, comme disait Boèce. Mais pas que. De même qu’on peut s’instruire en s’amusant, on peut apprendre en se distrayant, et faire de la vraie science tout en prenant l’argent des fondations religieuses. La fondation Templeton n’a-t-elle pas financé beaucoup de philosophie analytique, qui est, sauf erreur, votre type de philosophie préféré. Vous en bénéficiez indirectement. Pourquoi cracher dans sa soupe ?»

    « Je croyais, Monsieur l’Abbé que vous n’approuviez pas les marchands du temple. Comment pouvez-vous souscrire à un tel cynisme ?” 

“Il ne s’agit pas de cynisme, Monsieur Bergeret, mais de liberté académique. Allez-vous me dire que vous voulez censurer les travaux financés par de telles fondations ? Voilà qui va rallumer la querelle de l’Eglise et de l’Etat. Prétendez-vous régenter la science comme vous prétendez régenter l’enseignement religieux ? Et qui plus régenter la science quand elle est financée par des institutions à vocation spirituelle ? »

    « Mais Monsieur l’Abbé, qu’est-ce que la liberté académique si elle n’est pas au service du savoir ? On la confond avec la liberté d’opinion. Mais l’université est une institution qui est supposée produire du savoir et l’enseigner. C’est bien pourquoi elle ne peut accueillir en son sein des pseudo-sciences et des entreprises au service de la religion. Ce qui viole la liberté académique ce sont tous les faux savoirs, les X ou X studies qui ne servent que des communautés, religieuses ou politiques, qui les promeuvent. Toutes ces idéologies nous disent que les empêcher de se manifester violerait la liberté académique. Mais l’université à la différence de la scène publique, n’est pas le règne de l’opinion. C’est le règne du savoir. Si la théologie était une science, elle aurait droit de cité à l’université. Mais ce n’en est pas une. »

    « Mais quoi, Bergeret ! Que faites-vous d’Anselme du Bec, de l’Aquinate, de l’Ecossais, d’Henri de Lubac, d’Urs Von Balthazar, de Joseph Ratzinger ? Ces gens ne sont-ils pas de scientifiques à leur manière ? N’appelle-t-on pas d'ailleurs « séminaires » aussi les enseignements d’université ?» 

    « Je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’ils enseignent et appartiennent à des facultés de théologie dans des universités dont c’est la Mission et dont les vérités sont au service des vérités de la foi. Je ne vois pas d’inconvénient à ce que ces universités reçoivent des financements de fondations comme Templeton. Mais qu’elles ne financent rien dans les universités publiques, et qu’elles ne viennent pas chercher des mariages avec la science ordinaire. C’est l’esprit de 1905.» 

   Lantaigne avait encore des choses à dire, mais il jugea meilleur de se taire. Chacun repartit sous les ormes. 

    Pendant ce temps là, dans sa préfecture, le préfet Worms-Clavelin préparait le prochain samedi manifestation de gilets jaunes. Le capitaine de gendarmerie de *** venait de sortir de son bureau, lui expliquant que ses hommes étaient à bout, et qu’il ne garantissait pas qu’un tracteur n’allait pas défoncer la porte de la préfecture. Le préfet soupira. Si seulement les gilets avaient manifesté le dimanche, et s’étaient joints aux processions de jadis !
 
   




1 commentaire:

  1. Bien vu ! Tristement en plein dans le mille ! Vous analysez la destruction du champ scientifique, pour parler comme Bourdieu, " un lieu historique où se produisent des vérités transhistoriques " (Science de la science et réflexivité, p.136)

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