Pages

vendredi 19 octobre 2018

L’odieux Benda




Benda no pasaran  1937

                               

    Il est intéressant de voir combien Julien Benda, quand on s’intéresse encore un peu à lui, suscite des jugements de haine ou d’incompréhension qui rappellent fort ceux qu’il connut de son vivant. Un journaliste de France culture , guillaume Erner, lui a consacré une chronique méprisante le 12 juillet 2018 , « Julien Benda ou l'engagement à géométrie variable »


« Déjà les choses commencent mal parce qu'il est fort probable que vous ne sachiez pas qui est Julien Benda, alors qu'il était il y a un siècle le plus médiatique des intellectuels. Lu et commenté dans toute la France, mais pas que, Benda failli avoir le Goncourt, mais aussi le prix Nobel de littérature, et acquit une gloire pratiquement sans égale dans le domaine du combat d'idées avec un essai intitulé La Trahison des clercs.
Où se situe son échec alors ? Pas seulement dans le fait que la postérité l'a abandonné depuis plus d'un demi-siècle... En réalité, la vraie bizarrerie de cet homme, c'est qu'il n'a accédé à la notoriété que grâce à une doctrine qu'il n'a eu de cesse de piétiner sa vie durant. En fait, Benda aurait rêvé en toute modestie d'être Kant.
Kant, vous savez, ce philosophe vivant dans le ciel étoilé des idées, aussi éloigné de l'engagement que de l'équipe de France de water-polo, Kant dormant dans les draps blancs de la vérité. Le jour de la révolution française, Benda se serait bien vu effectuant un tour de plus de jardin, histoire de marquer le coup. Car Benda était sans clémence pour ces clercs, écrivait-il, qui trahissaient leur fonction "en ne conférant de valeur", je le cite, "que si elle implique chez son auteur un engagement".
Les intellectuels devaient, expliquait-il avec beaucoup d'assurance, se tenir au plus éloignés de tout engagement dans la bataille du moment en ce qu'elle a de plus contingent. A dire vrai, cette charge contre certains intellectuels, publiée en 1927, visait tous ces clercs mis au service du nationalisme et d'un certain nombre d'autres -ismes parmi lesquels on peut trouver le bellicisme, l'antisémitisme, notamment parmi ceux séduits par l'Action Française.
Oui, mais voilà à force de lutter contre les clercs engagés, Benda est devenu engagé contre l'engagement. A grand coup d'éditos excessifs et violents, il lutta contre les excès des autres, devenant selon le mot de Pierre-André Taguieff, un fanatique anti-fanatique. Quelques années plus tard, Benda reconnut avoir été dans sa jeunesse un rationaliste inhumain, pouvant faire preuve d'un vrai fanatisme idéologique. Mais le pire en quelque sorte était à venir. Puisque cet homme qui prônait encore une fois la mesure, devint un compagnon de route du Parti communiste dans l’après guerre.
Si l'on en juge d'après le contexte de l'époque, ou d'après sa propre trajectoire, cela n'a rien de surprenant – Benda eut même une formule qui fleurait bon son sophiste : "Le clerc, déclara-t-il, doit donner son adhésion à l'idéal de gauche, à la métaphysique de gauche, mais pas nécessairement à la politique de gauche". Fin de parcours, sept ans avant sa mort, en 1949, lui qui tenait le procès Dreyfus comme la matrice du combat pour la justice, prit fait et cause pour les procès abominablement truqué de Lazlo Rajk à Budapest, cet opposant que le régime condamna à mort.
Le clerc s'était engagé et bien mal engagé. Et maintenant, bonne journée puisque vous n'êtes pas Julien Benda. »*

   Ce chroniqueur haineux n’a évidemment rien compris à la thèse de la Trahison des clercs, qui n ‘est pas une doctrine du désengagement , mais la doctrine selon laquelle si on s’engage, on doit le faire au nom de la vérité et des valeurs de l’esprit.

   L’erreur de Lerner est compréhensible, elle sous-tend toute la conception que les intellectuels ont eue d’eux-mêmes depuis un siècle.

     Quant à l’engagement variable de Benda, qui finit communiste, il n’est pas aussi variable que cela, même si dans le cas du procès Rajk, Benda s’est aveuglé volontairement.
    Un autre texte,de , datant de 2014 , paru dans une revue canadienne, porte quant à lui sur la relation de Benda à  la littérature.       Assez démarqué des Antimodernes de Compagnon, mais ignorant parfaitement tel livre paru en 2012**, le livre porte surtout sur la posture polémique de Benda, analyse sa rhétorique, et l’accuse d’amalgame :

"Si Benda décrit longuement la littérature moderne, son explication se fait courte. Cherchant à maximaliser son champ d’intervention, Benda use de l’amalgame, « une forme de terrorisme intellectuel », en regroupant de façon abusive des écrivains tels que Mallarmé, Proust, Tzara, Breton, Gide, Paulhan, Céline, Alain, Valéry, Giraudoux, Suarès. Pour Benda, qui « prétend secouer l’ataraxie d’un système établi », le phénomène de la littérature « pure » n’est pas le propre d’« une chapelle, mais de toute l’actuelle société française en tant que capable d’un tel concept; voire la société du monde entier, en tant qu’elle prend de la France ses mots d’ordre littéraires » (FB, p. 166)

Mais si l 'amalgame était correct ? S' il y avait bien un point commun à tous ces littérateurs? prise ainsi , la liste a l 'ir incohérente, mais La France byzantine explique les liens entre eux.

L’article voit assez bien à quel point Sartre a été inspiré par Benda, sans le dire. On ose à peine imaginer  ce que les féministes d’aujourd’hui diraient si elles avaient vent de la misogynie de Benda et de ses arguments :

« Faisant coïncider vérité et virilité au nom de la dénonciation de l’imposture, Benda n’a cessé de « comparer le littérateur au sexe femelle, avec ses coquetteries, ses manoeuvres pour capter l’attention, ses vanités, ses jalousies » (FB, p. 180).


Heureusement, Laurent Fedi donne un contrepoint à tout cet odium bendii. Dans un livre passionnant, Kant une passion française (Olms 2018) il analyse le destin du kantisme en France depuis le dix-neuvième siècle, et consacre un chapitre à Benda, avec des jugements le plus souvent justes. Fedi analyse bien l’influence de Renouvier sur Benda, et les thèmes kantiens de son œuvre. Dans une note, on apprend qu’un certain Engel en a parlé, et dans une autre que cet auteur a relevé un réalisme axiologique peu kantien chez Benda. Mais Fedi ne parle pas tellement du spinozisme de Benda, et ne semble pas avoir lu L’essai d’ un discours cohérent, ni vu que Benda s’ y inspire d’Alexander, qu’il connaissait par la thèse de Philippe Devaux. Il ne discute pas les Trois croisades pour la paix (1946) qui reprennent le problème de la paix perpétuelle. Mais il a incontestablement lu son auteur, et l’éclaire avec compétence et finesse.


* Lerner cite une étude de PA Taguieff, qui je suppose est : ". Civilisation contre barbarie ? Archéologie critique de quelques corruptions idéologiques contemporaines (nationalisme, humanitarisme, impérialisme). In: L'Homme et la société, N. 87, 1988. La démocratie en défaut. pp. 30-52.
http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1988_num_87_1_3206
 
J' y reviendrai 

  * *l'A. n 'est pas la seule. Dans une interview, Julia David, qui a écrit un livre intéressant sur les intellectuels juifs (Ni réaction ni révolution, L'Harmattan 2013) cite ce commentateur, mais son livre n'apparaît pas en note.

1 commentaire:

  1. Article passionnant qui remet en place toute la complexité de la pensée de Benda.
    Merci !

    RépondreSupprimer