Pages

mardi 20 juin 2017

Alciphron olympien





     L’une des curiosités de la récente élection présidentielle française  est que trois candidats au moins se sont revendiqués amateurs de philosophie et même philosophes. Jean-Luc Mélenchon, dont la profondeur philosophique et l’amour de la sagesse avaient jusque-là échappé  aux observateurs,  adopté la lettre « phi » comme symbole de sa campagne, et on a appris qu’il aurait été inspiré par la philosophe Chantal Mouffe. Benoît Hamon a choisi une philosophe, Sandra Laugier, pour diriger son « Forum idées». Comme Régis Debray avec Mitterrand, puis BHL avec la campagne de Lybie, on mesurera les philosophes conseillers du prince à leurs résultats.  Un philosophe a ete invite a commenter les resultats electoraux sur une grande chaine publique a 20 h. Mais la palme revient à Emmanuel Macron, qui n’est pas un philosophe conseiller du prince, mais Prince lui-même. Lui au moins a des résultats! Non seulement il a gagné politiquement, mais il a souvent présenté sa démarche politique comme le résultat d’une éducation philosophique acquise auprès des meilleurs maîtres, et les gazettes ne se lassent pas de nous le rappeler : d’abord Etienne Balibar, puis Paul Ricoeur. Mazette. Le second se retourne peut être d’aise dans sa tombe, mais le premier a fait savoir qu’il ne se souvenait plus du mémoire de l’étudiant à Nanterre  pourtant décrit par tous comme hyper-brillant et charismatique dès ses années de lycée. Mais plusieurs choses font tiquer dans ce parcours et dans les déclarations du philosophe devenu président. Tout d’abord, on notera que s’il y a une certaine continuité entre un mémoire de maîtrise sur Machiavel et un mémoire de DEA sur la philosophie du droit de Hegel, la conversion du futur président  à la philosophie de Ricoeur  va dans un sens assez différent. Hegel soutenait que la raison s’incarne dans l’histoire, qu’il voyait passer à cheval sous la figure de Napoléon. Machiavel prônait le réalisme et la vertu en politique. Ricoeur n’est pas vraiment hégelien ni machiavélien (au sens de Claude Lefort, le meilleur lecteur du florentin). La philosophie pratique de Ricoeur est fondamentalement aristotélicienne, axée sur le jugement pratique. Macron ne manque pas de phronèsis ni de sens du kairos et l’a prouvé. Mais on ne peut pas demander à un homme d’action la cohérence qu’on est en droit d’exiger d’un philosophe. En revanche quand il s’exprime comme tel, comme il le fait dans un entretien au journal Le 1 (64, juillet 2015)  on peut lui demander des comptes.

« Faut-il pour autant faire le deuil de la vérité en politique ?
-        -    Non, car la vérité est toujours une quête, un travail de recherche, et c’est fondamental. C’est ce qui permet à la politique délibérative d’échapper au nihilisme et à toute forme de cynisme. Cela revient à dire que la vérité unique, avec la violence qu’elle implique, n’est pas une voie de sortie. Mais il y a des recherches de vérité et, justement, une forme de délibération permanente que vient contrarier la prise de décision.
-          Toute la difficulté du politique aujourd’hui réside dans ce paradoxe entre la demande permanente de délibération, qui s’inscrit dans un temps long, et l’urgence de la décision. La seule façon de s’en sortir consiste à articuler une très grande transparence horizontale, nécessaire à la délibération, et à recourir à des rapports plus verticaux, nécessaires à la décision. Sinon, c’est soit l’autoritarisme, soit l’inaction politique."

Voilà des mots forts. Mais notre philosophe ajoute : 
-         "  Je pense que l’action politique ne peut pas se construire dans une vérité unique ni dans une espèce de relativisme absolu, qui est une tendance de l’époque. Or ce n’est pas vrai. Il y a des vérités, des contrevérités, il y a des choses que l’on peut remettre en cause. Toutes les idées ne se valent pas !" 

                  Autrement dit, si je comprends bien : d’un côté il n’y a pas de vérité unique dans l’action politique, mais on doit faire comme s’il y en avait une, car on la recherche, et on voit mal comment on pourrait rechercher plusieurs vérités sans se contredire.  Mais il y a "des recherches de vérité".  Des recherches de la vérité unique ? ou des recherches plurielles de vérités plurielles ? On ne peut pas être relativiste, nous dit-on, donc la vérité est une.  Mais elle est en même temps multiple. Voilà pour l’horizontal, la position couchée. D’un autre côté la vérité dans l’action exige de ne pas s’en tenir à une seule vérité, et à être prêt à ce que plusieurs émergent dans la délibération. Donc la vérité est plurielle. Mais on doit aussi être vertical. Donc là la vérité est une. Vous me suivez? Donc dans la position debout, dans l’action, on doit se permettre l’autorité, et imposer sa vérité d’en haut. Tout en sachant qu'elle n'est pas unique. Mais qu’ y a –t -il là de plus que du pragmatisme, au sens vulgaire, c’est à dire  de l’opportunisme ? J‘ai des principes, mais s’il faut y renoncer, j’y renonce. Ils me tiennent, mais je les tiens aussi. Je veux bien que ce soit le credo du politique. Mais c’est gribouille philosophe. 

              Le futur président n'est peut être pas responsable de ces confusions. Son maître n'était pas clair non plus. EM pensait peut-être , en répondant à ces questions, au texte fameux de Ricoeur "Morale, éthique et politique" (Esprit 1993) dans lequel le valencien définit la relation entre morale et politique au moyen d 'un terme  moyen  ou d'une médiation hgelienne, l'éthique. L'éthique est , entre la morale et ses impératifs catégoriques et la politique et ses impératifs hypothétiques, la dimension de l'individuel, de la narrativité, la recherche du bien vivre et non pas celle de l'obéissance aux normes . C'est à ce niveau que se situe le raisonnement pratique,  qui permet l'exercice du jugement. Selon Ricoeur la médiation se passe au niveau de la politique, qui effectue la justice dans la cité, parce que le sujet n'est jamais seul, il est une personne avec les autres. Ricoeur n'ignore pas, nous dit-il, le rôle de la norme, c'est-à-dire des principes de la justice. Mais il semble dans ce texte, contre Rawls , prendre parti pour Walzer, et ses "sphères de justice" autonomes. On arrive mal à voir comment il est possible de maintenir des principes universels de justice dans un tel système relativiste. Le vocabulaire de Ricoeur est celui que reprendra Marcon, quand il oppose la dimension "verticale" de l'autorité à la dimension  "horizontale" du "vivre ensemble.

           Toute cette opposition ricoeurienne entre éthique et morale,  qui semble être partout assumée de nos jours, est confuse. Elle revient à un rejet de la norme ( et de la notion de justice), et à une forme de relativisme.


"

18 commentaires:

  1. Brillante et précise analyse, merci!

    Pourriez-vous nous donner une analyse comparative ( si la comparaison est possible même ) entre cette " forme de relativisme " avec ce que Julien Benda dénonçait nomme un " faux démocratisme "?

    RépondreSupprimer
  2. bien vu . Je dis en effet que c'est du faux démocratisme. De l'individualisme de start up mélangé avec des discours relativistes et une rondelle de citron normatif. Benda n'avait pas identifié ce phénomène, car à son époque, il n'y avait qu'un seul choix : ou la démocratie ou l fascisme. Il voyait bien le faux démocratisme, mais ne mesurait pas sa grandeur. Mais on a changé d'époque.

    RépondreSupprimer
  3. À lire l'entretien de juillet 15, je suis étonné par le sens positif que Macron y donne au terme idéologie. La rupture avec l'idéologie en vue de la science cesserait-elle de valoir pour la raison que la science avec l'idée de vérité serait revue à la baisse de manière relativiste, post-moderne ? Ne resterait donc plus que l'idéologie, compromis entre le scepticisme et la connaissance. En tout cas, il semble qu'il cherche une voie du centre en philosophie entre les deux extrêmes pour lui, le doute extrême et la vérité extrême... Mais ce qui est possible en politique ne l'est pas en philosophie !

    RépondreSupprimer
  4. Russell recherchait une telle chose, une voie moyenne entre le scepticisme radical et la certitude d'avoir atteint le vrai une fois pour toutes.
    Russell représente peut-être la référence encore dissimulée de Macron !
    Le philosophe, comme nous l'enseignait Platon, est seul à pouvoir accommoder le vertical avec l'horizontal et c'est pourquoi Deleuze affirmait que la philosophie est oblique.
    Mais finalement, qu'est-ce que la philosophie ?

    RépondreSupprimer
  5. ah merveilleux , si Macron c'est Russell j'achète!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Que l'analogie, qui frise l'équivalence, entre Bertrand Russell et Emmanuel Macron n'ait pas encore sauté aux yeux des meilleurs esprits est une chose très étonnante !

      Supprimer
    2. oui, bien sûr : tout comme Russell Macron a commencé par être hegelien, tout comme lui il vient d'une bonne famille patricienne, tout comme lui il s'interesse aux questions sociales, tout comme lui il a écrit sur le pouvoir et la révolution, tout comme lui il est pour l'union libre. Et surtout Macron, quel logicien ! Il ne laisse pas une contradiction passer !

      Supprimer
    3. Et la liste est loin d'être exhaustive !
      Je suis heureux que vous remarquiez leur commun respect de la logique et leur instansigeance respective dans ce genre d'affaire.
      Macron est un de rares politiciens français capable de manier la logique non pas seulement comme un langage de résumé, mais comme un outils de calcul créatif. C'est admirable. Il n'y a qu'à voir la façon dont il serre les pinces !

      Supprimer
    4. Comme Michel Foucault, Emmanuel Macron est, par sa famille, un pur produit du milieu médical. Dans sa fratrie, il est le seul à ne pas avoir imité ses parents.
      Il explique son intérêt pour la question sociale par un ancêtre chef de gare, ce qui rappelle vaguement un illustre Charentais qui se fit élire et réélire Président. Dans mes souvenirs, il y aurait aussi une paysanne qui faisait des ménages, mais il faut se méfier des fausses femmes de ménage.

      Supprimer
    5. oui Macron, quel grand logicien.Il m'en laisse baba.

      Quant à son election et pour son intérêt pour la question sociale, la relecture, après bien des années , de Napoléon le petit du père Hugo, m'a convaincu des analogies avec Badinguet .

      Supprimer
    6. Le Président Macron n’est ni de Droite, ni de Gauche.Il est de Gauche, « et en même temps » comme il aime à dire, de Droite. À cet égard, le livre de René Rémond, « Les Droites en France », est toujours actuel. En 1954, Julien Benda a peut-être lu la première version de cet ouvrage.
      En France, la Droite se répartit toujours en trois familles : légitimiste, orléaniste, bonapartiste. Le Président Macron fait fortement penser à la France industrieuse et industrielle du règne de Louis-Philippe, avec ses ministres historiens comme Thiers ou Guizot (« Enrichissez-vous… »), et ses banquiers comme Casimir Périer, dans une économie déjà mondialisée. Dans « La vie de Henry Brulard », Stendhal décrivait ainsi ce dernier : «Casimir Périer était peut-être alors le plus beau des jeunes gens de Paris : il était sombre, sauvage, ses beaux yeux montraient de la folie.»
      Il y aurait une autre piste. Je pense à Emerson et à ses textes sur l'utilité des grands hommes. Il est évident que le Président Macron a eu très jeune la vocation d'être un grand homme. Il est vrai qu’il arrive au bon moment pour être l’homme-clé, l’homme de la situation, l'opérateur du changement, qui va faire une révolution de velours, en mettant à la retraite les baby-boomers désenchantés et revenus de tout.
      Mais on rencontre un vieux problème. Est-ce le grand homme qui fait l’Histoire, ou est-ce elle qui le fait ?
      N'oublions pas la Première Dame, si attachante, qui sera comme une « Notre-Dame de Bon Secours ». Les produits de l’entreprise familiale Trogneux se consomment déjà comme du pain de communion.

      Supprimer
    7. C'est vrai que pour être un grand homme il faut déjà se prendre pour tel. Il y a des cas où cela marche : le culot peut payer. Mais n'est pas Disraeli qui veut. Mais Napoléon III est arrivé au pouvoir : il était petit, mais s'est cru grand. Sedan était au bout de la course. Mais il y a aussi la ruse de la raison.

      Supprimer
  6. Si en l’ espèce il y a trahison de clerc, il faudrait peut-être s’interroger sur ce que l'Université proposait à l'ambitieux étudiant Macron, concernant son avenir. Puisque nous invoquons Deleuze et sa philosophie du zigzag, il n’ aurait pas manqué de rappeler qu’ une trahison est toujours une double trahison, un double détournement. De Balibar, devenu amnésique, ou de Macron, qui s'est détourné le premier ? Il n’ est pas certain que ce soit Macron. Ou alors, le Président cherchait à se dégoûter de la philosophie.
    Le Président Macron, Mozart de la finance et banquier philosophe, est un homme des grandes synthèses. Il avait annoncé la couleur aux Fêtes Johanniques de 2016, quand il réconciliait la Jeanne de Michelet et celle de Mgr Dupanloup.
    Il est vrai que le socle de sa philosophie est l’humanisme chrétien, le catholicisme social.
    Chez les Jésuites, il a peut-être lu aussi des auteurs espagnols comme Molina ou Gracián, qui sont plus intéressants que Machiavel. Il a enfin découvert la philosophie anglo-saxonne à travers le filtre de la pensée de Ricoeur, mais il n’y avait plus de Donald Davidson à découvrir.
    À mon avis, il ne faudrait pas demander trop de raison et de logique à la philosophie politique. En matière de politique, on a des passions et des haines, qui en font d’abord une affaire de goût, et sur lesquelles on tente de plaquer de la rationalité.
    Sur la question de l'éthique, un penseur comme Ruwen Ogien, qui a mis en scène sa fin un peu comme Bob Fosse dans « All That Jazz », a démontré qu’ une éthique minimale est peut-être possible, même si elle a des implications assez surprenantes.
    Souhaitons la bienvenue au Président Macron ! À la crise qui secoue le monde, avec lui nous opposons une explosion de jeunesse, d'énergie et d’ardeur de bien faire.
    L'exécutif réserve d’autres surprises littéraires. Le Premier Ministre a écrit un curieux polar politique, qui pourrait être porté à l'écran. Qu'en penserait Jean-Luc Godard ?

    RépondreSupprimer
  7. Vous défendez la thèse de Benda dans Mon premier testament :

    "Au sortir de l'affaire Dreyfus je demeurai
    à considérer les idées politiques et reli-
    gieuses des hommes... J'en vins assez vite à
    penser que, en général, ces idées sont adop-
    tées, non pas en tant qu'elles paraissent justes
    ou vraies ou même conformes à l'intétêt, mais
    en tant qu'elles viennent satisfaire les besoins politiques et religieux qu'a le sujet pensant d'éprouver tel ou tel sentiment . "


    et de fait Macron, comme nombre d'hommes politiques, n'a d'idées philosophiques que parce que ces idées satisfont ses sentiments , non parce qu'il les tient comme vraies. On peut y voir du cynisme, et c'en est souvent, mais c'est surtout que les hommes politiques sont des sentimentaux. Ils ne peuvent pas comprendre les idées pour elles mêmes. Les idées sont au service de leurs passions, et non inversement. Ils font semblant de mettre leur passion politique au service de leurs idées, mais c'est le contraire qui se passe.

    RépondreSupprimer
  8. Pourquoi semble-t-on être revenu au XIXème siècle, sous Louis-Philippe, avec des entrepreneurs et des banquiers saint-simoniens ? Parce que la France, devenue une friche d’ espaces déstructurés, remplis de chômeurs et de migrants, a besoin d'être réindustrialisée.
    C’ était l’enjeu principal de l'élection présidentielle.
    Mais les choses sont-elles simples au point de pouvoir enrayer aussi facilement une évolution qui paraît bien avancée ? Pour tempérer son optimisme et son envie de rêver, il faudrait peut-être relire le « Michel Houellebecq économiste » de Bernard Maris, qui répertorie toutes les critiques dérangeantes de la loi du marché et du capitalisme perpétuellement en crise.

    RépondreSupprimer
  9. Je n'ai pas pas parlé de Louis Philippe, auquel on a quelquefois comparé Balladur ( à cause de la poire).

    J'ai comparé Macron à Badinguet: même situation d'héritier, intérêt pour la question sociale, trahison dans son camp, rouerie et opportunisme permettant de passer devant tous les candidats dans une election au suffrage universel sous couvert de paix sociale, sans parler de l'impératrice Eugénie.

    RépondreSupprimer
  10. À mon avis, dans cette optique il faudrait ajouter le projet haussmannien de Grand Paris, pour les Jeux Olympiques.
    Pour René Rémond, la Vème République était à l’origine d’inspiration bonapartiste, comme le gaullisme, même si avec Giscard l'orléanisme prit la direction des affaires.
    De plus, Emmanuel Macron est autant saint-simonien que machiavélien. À cet égard, on peut dire que la ressemblance avec Louis-Napoléon, qu’ un contemporain avait appelé « un Saint-Simon à cheval », crève les yeux. Par contre, il est vrai que les saint-simoniens haïssaient Louis-Philippe.
    En ce qui concerne le logicisme du Président, la logique très carrée de son discours suffit-elle à en faire un logicien ? Il a surtout eu une formation de rhéteur, rompu à la dispute et à l’art de persuader du vrai comme du faux, sur les sujets les plus inattendus, à l’Institut d’ Études Politiques et à l’ENA.

    RépondreSupprimer
  11. Ce qui est extraordinaire avec Macron, c'est qu'alors qu'il est de la même fabrique (ENA, banques) que tous ses prédécesseurs, il ait réussi à faire croire qu'il était nouveau. SEul Louis Napoléon avait réussi à faire ainsi oublier ses origines. Mais on a vite déchanté. La relecture de Napoléon le petit et de Histoire d'un crime, ainsi que des Châtiments de Hugo est édifiante.

    RépondreSupprimer