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Pourquoi
donner le prix Nobel à Bobby Fricotin ? C’est un artiste de variétés, une
sorte de clown, qui n’est même pas original et a tout pris dans Woody Guthrie.
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C’est un
poète, qui renouvelle les bardes celtes, voire même Homère. Ses chansons sont
des chefs d’œuvre. Ecoutez ceci par exemple ( bien que je préfère la version de
Jimmy Hendrix). N’est-ce pas admirable ?
"There
must be some way out of here," said the joker to the thief,
"There's too much confusion, I can't get no relief.
Businessmen, they drink my wine, plowmen dig my earth,
None of them along the line know what any of it is worth."
"There's too much confusion, I can't get no relief.
Businessmen, they drink my wine, plowmen dig my earth,
None of them along the line know what any of it is worth."
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- Ah ? bon? Une
espèce d’absurde à l’anglaise, paré de quelques références vaguement
sharkespearo-gothiques ? Le joker , c’est celui de Batman ? Où est Homère là-dedans ? Pourquoi pas primer
les aventures de Mickey, ou Superman ?
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Oui, en
effet, c’est de la culture populaire. Elle a bien sa place au Nobel. La
littérature ce n’est pas seulement l’affaire des lettrés. L’Académie suédoise
est fidèle à la vocation humaniste, pacifiste de son fondateur (bien connu pour
son pacifisme explosif).
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Bon, je veux
bien, mais alors pourquoi pas De Lillo ou Philipp Roth ? Eux sont populaires. Et ce sont surtout des
écrivains, pas des saltimbanques. Pour avoir le Nobel de littérature, il faut
qu’il y ait de littérature, un art du langage, de la fiction, et surtout un art
qui donne à penser.
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Ah !
Parce que Bobby ne donne pas à penser ? « The times they are a-a-changin' ! »
C’est une profonde pensée.Digne de Bergson, qui eut lui aussi le prix Nobel.C’est du
blues! De la musique populaire, profonde, comme le blues du Mississipi. N’avez
vous pas dit vous-même jadis dans Précision:
"Je n’ai
rien, notez bien, contre le jazz New Orleans.
Un jour je me trouvais à la Nouvelle Orléans. C’était dimanche. Je pris
un steamer qui, ce jour là, fait une randonnée d’une cinquantaine de milles sur
le Mississipi. Je m’assis sur la passerelle. Je pensais à Chateaubriand, aux
Indiens, au passé de cette nature. C’était le ravissement. Soudain éclate une
musique nègre. Dans le salon derrière moi, des centaines de couples, petits
employés que libère le dimanche, trépignent des danses, reprennent en cœur
d’affreux refrains. C’en est fait : à mon extase va se substituer deux
heures durant une impression de guinguette à Bougival. Je hais ces gens, je
voudrais les tuer. J’entends les Maurras, les Bonnard : « C’est votre
démocratie, votre chère démocratie. » Je leur donne raison. Puis je songe
qu’il y a trente ans j’ai fait une même promenade le long du Rhin, sous la
monarchie des Hohenzollern, et que c’était exactement la même chose. Comprendre
dissout alors ma haine. J’entre dans la salle de danse. Je décide que l’intérêt
de mon excursion n’est pas de contempler la nature, mais d’observer les ébats
dominicaux de la jeunesse ouvrière d’une grande ville de Louisiane en 1936. Ces
rythmes n’ont point de bassesse, ils ont de l’âpreté, de la beauté. Ce peuple
qui s’offre une fête avec l’argent qu’il a gagné par son travail, qui mettrait
le feu au monde si on l’en empêchait, qui rentrera demain à l’atelier,
conscient de sa force et de sa liberté précisément en raison de la fête qu’il
lui a plu de s’offrir la veille, cela est grand et je serais vraiment pauvre
d’esprit si j’étais incapable de ressentir cette grandeur parce que sa forme
externe blesse mes goûts de mandarin . »
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J’entends
bien. Je n’ai rien contre la culture populaire, même si je préfèrerais qu'on ait attribué ce prix à Muddy Waters. Elle est en effet démocratique.
Mais quand il s’agit de littérature, il y a des exigences, celles de la pensée.
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Mais n’avez-vous
pas vous-même condamné la littérature alexandrine, celle de cour. N’avez-vous pas
dit qu’il fallait que la littérature parle aux sentiments universels ?
Bobby Fricotin parle à ces universaux de l’esprit que vous chérissez. Est-ce
parce qu’il les exprime sous forme de chansonnettes qu’il vous déplaît ?
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Bien sûr il y
a une forme qui me déplaît. Une chanson n’est pas, quoi qu’on en dise, un poème.
Essayez de chanter Baudelaire, même Hölderlin. Et il faut aussi que cette forme
dise quelque chose, même si elle a des jolis airs de mirliton. On a donné jadis
le prix Nobel à Sully Prudhomme, qui n’était pas pire que Bobby Fricotin. On l’a aussi
donné à Bergson ! Alors c’est vrai, il n’est pas nécessaire d’être grand
poète et grand penseur pour avoir le Nobel. Il suffit d’avoir de bons
sentiments. Mais de bons sentiments ne sont pas nécessairement des sentiments
vrais.
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