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samedi 23 janvier 2016

Réfutations sophistiques






      Leiris, que j'ai déjà cité ici, a écrit plusieurs chapitres de La règle du jeu sur les paronymies enfantines comme " Habillé en cour".
      Enfant je me demandais pourquoi on disait de quelqu'un qu'il était "fier comme un bar tabac". Je concevais qu'un bar tabac soit un endroit dont on puisse être fier ( quand on en possédait un, comme celui qui était à côté de chez moi), mais je n'arrivais pas à comprendre pourquoi le bar tabac lui-même était fier.
      Certains termes m'étonnaient. Par exemple je ne comprenais pas pourquoi une église s'appelait "Saint Supplice" : était-ce une allusion au supplice de la Croix subi par le Christ?  Mais d'autres ne m'étonnaient pas: il me semblait parfaitement normal que la pâte rougeâtre qu'on extrayait quelquefois de mes oreilles soit appelée de la "cire humaine".
     Il y a quelques années, la Ministre de la ville, Fadella Amara, prétendit vouloir frapper d'un "coup de Destop"  les bandes de beurs qui avaient sifflé les joueurs français dans un match France-Algérie.  Les bandes en question se sentirent immédiatement visées par association sémantique de détergent, comme lorsque Sarkozy avait parlé de nettoyer les quartiers "au karcher".

    Le mauvais usage des mots peut produire des catastrophes, comme nous le rappelle Alphonse Allais au sujet des Canaques ( in Le parapluie de l'escouade , 1893)



C’était un pauvre diable de matelot anglais qu’un coup de mer avait balayé du pont de sa goélette et qui, à force d’énergie, venait de réussir à gagner la côte à la nage. Je recommandai aux Canaques de soigner cet homme, de le sécher, de le réchauffer, etc., et je continuai ma route.

Quelques heures plus tard, en repassant par cet endroit, mon  odorat  fut  délicieusement  affecté par un exquis fumet de rôti. – Tiens, pensai-je, il y a, par là, des drilles qui se préparent un bon petit frichti. Je   fis   quelques   pas   et   j’aperçus,   dans   les rochers, mes Canaques autour d’un grand feu sur lequel   grillait...   devinez   quoi!...   mon   pauvre Angliche de tout à l’heure. Comme vous pensez bien, je me mis à égrener tous les jurons de mon répertoire ! Alors, un des Canaques se détacha du groupe, et me dit, sur un ton que je n’oublierai jamais : – Dame! c’est toi qui nous as dit de le faire sécher !...

  Dans le cas du "Destop" de Fadella Amara et dans celui des Canaques, ces mésaventures n'auraient pas eu lieu si une police plus ferme du langage avait été en place. Pour éviter les incidents sémantiques qui peuvent à l'occasion provoquer des émeutes, il faut censurer certaines oeuvres.
On se souvient du procès fait par un citoyen belge à l'encontre des éditions Casterman qui publient les oeuvres d'Hergé pour racisme dans Tintin au Congo . 



    On imagine aisément qu'une association anti-raciste pourrait interdire la diffusion d'Ubu roi d'Alfred Jarry où figure la réplique fameuse:
    
    « Tas d’Arabes ! que vous faut-il ! »

   La political correctness  a récemment interdit d'appeler les boules meringuées au chocolat que l'on appelait , quand j'étais petit " têtes de nègres". Il ne faudrait pas s'arrêter en si bon chemin, et par exemple supprimer, dans les catalogues touristiques, la destination du Montenegro, qui pourrait rebuter des clients potentiels.
    De même les partisans de la République une et indivisible devraient exiger qu'on supprime le "nous" de majesté, qui sent trop le royalisme.
   
    Qu'on confonde supporter sa belle mère et supporter son équipe de foot favorite passe encore, mais qu'on soit incapable de  manier la différence entre verbe d'essai et verbe de succès est plus ennuyeux. On utilise de plus en plus réfuter au sens de nier . Nier , à la différence de réfuter , n'est pas un verbe de succès. Celui qui nie avoir fait quelque chose peut avoir fait la chose en question. Mais on use de réfuter au sens de nier, contredire ou démentir . Si je dis A , et que vous me dites non A, vous me contredisez, mais vous ne me réfutez pas.  Pour cela il vous faut apporter la preuve que ce que je dis est faux.

« La directrice de Elle Belgique  réfute avoir dérapé » 
Roi du Maroc: le journaliste Eric Laurent reconnait un «accord financier» mais réfute tout «chantage»

 J'étais une fois dans un colloque, où une de mes ennemies faisait une conférence dans une autre salle alors que je faisais la mienne. Une auditrice de ma collègue me rapporta : «  Elle vous a réfuté ». Elle voulait dire qu'elle avait rejeté ce que je disais. 

    Une journaliste a récemment été accusée de faire implicitement l'éloge du FN en disant que Marine Le Pen tenait un "discours de vérité" . Tollé contre la journaliste. Ce qu'elle voulait dire est que Marine Le Pen tenait un discours prétendant à la vérité, et non pas que son discours était vrai. Essayer, ce n'est pas réussir.



PS Sur les blogs de Monde il y a une mention finale " signaler les contenus inappropriés". "Inapproprié" est lui même un malaproprisme.
Mrs Malaprop  disait

"We will not anticipate the past, our retrospection will now be all to the future."

54 commentaires:

  1. En vous lisant, je me suis dit que d'une certaine manière, une police sémantique aurait à voir avec une police de l'intention. Mais vu que l'enfer est pavé de bonnes intentions, il faudrait dire adieu au langage si chacun tournait perpétuellement 7 fois sa langue dans sa bouche, histoire d'éviter les mauvais usages, les usages faux et j'en passe...l'interprétation est indéterminée non?

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  2. oui, mes premiers exemples sont des malaproprismes , comme ceux de Mrs Malaprop dans The School for Scandal de Sheridan .
    Mais est ce seulement affaire d'intentions ? Dans les cas de "supporter" et "réfuter" , ce sont clairement des déviations des conventions, ie du lexique, et pas des intentions des locuteurs

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  3. A-t-on chaque fois, à chaque parole, le contenu total d'un mot? C'est pour cela que je parle d'intention. A-t-on pleinement en tête le contenu conventionnel des mots que nous utilisons? C'est pour moi une variante de la conception écologique évoquée dans "L'avenir du crétinisme". Peut-être ont-ils utilisé ces termes sous le coup d'heuristiques "rapides et frugales", comme ce journaliste qui cherche avant tout à se dédouaner plutôt que de respecter les usages.

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  4. non, on n'a pas le contenu conventionnel en tête, mais il y a des cas clairs où l'on viole une convention, bien entendu sans le savoir. Ce que Davidson, votre mentor , niait. voir la discussion avec Dummett , Hacking ,etc

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  5. Aie, je suis démasqué! Juste une question, comment fait-on la différence entre la violation de la convention de manière non intentionnelle (est-ce la même chose que "sans le savoir?) et l'usage de termes au mépris des conventions? Comment savoir si cette journaliste est dans un cas ou dans l'autre? Si on pense qu'elle ne voulait pas dire cela, on se trompe peut-être. Si ça se trouve, elle s'est trahie. Si on pense qu'elle voulait dire autre chose que ce que ces mots voulaient dire, ne sommes-nous pas dans une forme de charité trop maximisatrice? Comment retrouve-t-on l'objectivité dans ce cas-là?

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  6. Eh bien c'est toute la question
    voyez par ex Dummett et Hacking dans le volume Lepore
    1986 , Essays on Davidson ,Blackwell,
    les livres de Ludwig, de Le Pore, et de quelques commentateurs mineurs de Davidson

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  7. Quand on a le souci d'être vertueux épistémiquement parlant, on doit éviter toutes ces erreurs, approximations etc. sur lesquelles vous ironisez. Mais en même temps on sait que la langue correcte que nous défendons ainsi est, grand foutoir de facto, le produit millénaire de toutes ces anormalités.
    Il semble donc qu'on ne peut pas ne pas osciller entre un point de vue engagé de locuteur vertueux et un point de vue désengagé et éclairé pour lequel la loi du moindre effort est une loi de la linguistique diachronique (certes pour exposer ces vues, même le spectateur désengagé doit avoir pour lui et pour les autres un point de vue engagé)

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  8. je crois que cela n'a rien à voir avec la vertu épistémique. sauf à considérer que savoir parler sa langue en fait partie, ce qui peut se soutenir.

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    1. J'ai dans doute le point de vue d'un professeur qui ne comprend guère ses copies de philosophie à cause des insuffisances linguistiques de ses élèves et qui donc exhorte ses élèves à surveiller le français pour mieux philosopher, d'où l'évidence pour moi de la continuité parler sa langue correctement - respecter la vérité.
      Ceci dit, j'entends bien que les pires sophistes peuvent parler le meilleur des français...
      Disons que parler sa langue au mieux est une condition nécessaire et non suffisante des qualités de l'esprit qui permettent de connaître et de faire connaître la vérité

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    2. mais ces élèves, cher Philalèthe, ils font les mêmes erreurs de compréhension que moi enfant!

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    3. On notera que, pour ne pas être confondu avec les sophistes, ce cher correspondant a poussé le scrupule jusqu'à insérer dans son message une discrète incorrection grammaticale: "ceci dit" au lieu de "cela dit"... Si les pires sophistes peuvent parler un excellent français, que dire des meilleurs d'entre eux ? Et pourtant ce malencontreux "ceci dit" est l'oeuvre de quelqu'un qui déclare défendre l'usage correct de la langue. Comme il est difficile d'être à la hauteur de ses idéaux !

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    4. Cela me paraît moins grave que de confondre "d'estoc" avec le Destop...

      et moins ennuyeux que prendre "sécher" pour "cuire".

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    5. J'ai la langue d'un professeur qui à force de lire du mauvais français en écrit !

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  9. Je soupçonne que les exemples proposés par notre docteur angélique, notamment "fier comme bar tabac", ne sont pas d'authentiques souvenirs d'enfance, à la manière de Leiris (le lecteur de Biffures est-il obligé d'ailleurs de le croire ? ...reusement non !) mais une réminiscence dissimulée des locutions génialement revisitées par le Bérurier de San Antonio, personnage qui fournit à l'auteur (Frédéric Dard) le terreau idéal de ses généreuses inventions verbales. N'oublions pas non plus le "vieux comme mes robes" que ledit Béru devait sans doute emprunter aux phrases émouvantes de sa grand-mère. Quand la vie quotidienne nous offre gratuitement ces trouvailles involontaires, le plaisir en est considérablement accru: par exemple, après une prise de sang, une personne déclare, non sans fierté, qu'on lui en a bien pris deux épuisettes. Ou un autre, habité par une soudaine inspiration poétique, raconte qu'il a passé le week-end près d'un ruisseau en se laissant bercer par le clafoutis de l'eau. Savez-vous également que certaines personnes se font opérer à ciel ouvert ? Les lecteurs pourraient fournir une légion d'exemples semblables en laissant traîner l'oreille à la manière de Jean-Marie Gourio avec ses hilarantes brèves de comptoir.
    En revanche, nous (Béru et moi) ne voyons pas bien le rapport de ces déformations involontaires d'expressions toutes faites et le langage de la political correctness. On remarquera à l'évidence une différence de taille : les mots que dictent cette dernière ne font jamais rire mais suscitent au contraire un franc agacement... Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ? Merci !

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    1. Mais non, sir Osmond , l'exemple du bar tabac , de Saint Supplice et de la cire humaine sont d'authentiques expériences enfantines de l'auteur du blog.
      Ce ne sont pas des calembours. voyez Leiris.
      En effet ce sont, comme je le dis, des malproprismes.
      pour l'arrière plan philosophique voyez Davidson, A nice derangement of epitaphs
      Quant aux exemples sur les têtes de nègres, c'est bien de la political correctness que cela relève.
      Ce qui unifiait le billet était l'idée qu'il y a du danger à mal manier les mots, pour diverses raisons. Je conviens que ce n'est pas boulversant. Et que si ce blog était payant, il faudrait que je vous rembourse.

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  10. Mal manier les mots, est-ce une perversion?
    Est-ce immoral?
    René Char, manie très mal les mots.
    Tout comme Jean L' Anselme, qui écrit avec sa main gauche.
    Voire Jean Dubuffet avec sa botte à niques...

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    1. Le contexte de l'énonciation est déterminant pour juger de la valeur d'une anomalie : "la Terre est bleue comme une orange" est poétique quand c'est Char qui l'écrit et est un indice d'incorrection chez quelqu'un qui maîtrise mal le sens de "orange".
      C'est la différence entre remanier et mal manier, non ?
      Si on définit le style comme un écart réglé par rapports aux règles usuelles, il ne peut y avoir intention de style que si l'usage est connu et style que si l'écart est continu, intelligible, mélioratif d'un point de vue cognitif, esthétiquement identifiable, etc propriétés qui ne peuvent pas caractériser simplement un maniement incorrect de la langue.
      Mais on pourrait entendre dans la bouche d'un élève inculte : " C'est mon style ? j'ai le droit d'écrire comme je veux, non ?"
      Cela fait partie des révisions à la hausse par lesquelles notre époque donne du prix à ce qui n'en a pas (ce qui ne revient pas à disqualifier le génie quand il innove en instituant de nouvelles règles).

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    2. je ne parlais pas des métaphores, même si "sécher" ou " tête de nègre" en sont, mais des cas où l'on fait une erreur sur le sens des mots. Mais en effet, un elève ayant lu Davidson pourrait arguer qu'il a fait de l'innovation lexicale, et que , comme tout le poids de l'interprétation porte non sur le sens lexical mais l'usage des intentions dans un contexte, il n'a rien fait de mal.
      le problème est que les mésusages peuvent vous coûter cher.
      Bécassine était familière de cela, relisez
      Caumery et Pichon, Oeuvres complètes, 2 volumes Pléiade, Gallimard 2015.

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    3. @Philalèthe
      "la Terre est bleue comme une orange", est une célèbre expression poétique de Paul Eluard ce qui par ailleurs n' enlève rien aux arguments de la discussion.

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  11. Cela a, comme mes exemples j'espère le montrent, souvent des conséquences indésirables et non intentionnelles, tout comme le fait de mettre en équilibre instable sur son balcon des pots de fleurs susceptibles de tomber sur les passants. Mais j'ai tendance en effet à préférer le contrôle des mots par les individus prenant leurs responsabilités plutôt que par des autorités du politiquement correct, des lois, ou des mesure autoritaires.

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    1. Pourrait-on rapprocher ces malproprismes de la conception classique de la bêtise? Au fond, ils témoignent d'une certaine insensibilité aux nuances du langage, mais aussi une certaine vanité.

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  12. je ne crois pas. si on se trompe sur les expression on n'est pas un crétin.
    on est plutôt un crétin si on est politically correct : personne n'est raciste, ni même méprisant, s'il mange des meringues au chocolat et les appelle du nom usuel.

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  13. Est-il possible de dire que vous utilisez, sans trop le citer, une distinction conceptuelle employée dans un sens bien précis par David Stove (Scientific irrationalism, Origins of a postmodern cult, Part one, 1, Neutralising sucess words)? Si oui, n'est-ce pas une façon de faire qui vaut bien une entorse à la langue ?

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  14. ? je ne me rappelle plus le livre de Stove.
    mais j'utilise en effet la distinction sémantique usuelle entre des verbes de succès ( réussite) et des verbes n'impliquant pas que l'action est réussie. Je ne vois pas quelle entorse il y a ni ce qui fait problème dans cette distinction. Je remarquais juste que beaucoup de locuteur ne la respectent pas : si je réfute quelqu'un, les dires de la personne sont effectivement réfutés, mais si je déments avoir fait quelque chose, mon démenti ne suffit pas à établir que je n'ai pas fait la chose en question (par exemple).

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    1. Réfuter a en fait les deux sens (verbe de succès et aussi verbe n'impliquant pas que l'action est réussie)si j'en crois le TILF - le deuxième sens étant tiré par métonymie du premier.
      http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/affart.exe?19;s=802187670;?b=0;
      En tout cas, vu l'exemple tiré d'un texte de Daudet (1936), on ne peut pas dire que c'est une innovation d'utiliser le verbe dans ce sens "subjectif", non ?

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  15. pas pu accéder à la page
    mais si on lit Littré
    http://www.littre.org/definition/r%C3%A9futer

    "réfuter" a le sens du succès: démontrer la fausseté d'un argument ou d'une thèse .
    si vous ne démontrez rien vous n'avez rien réfuté.

    de même avec "discours de vérité" : peut tenir un discours de vérité et mentir, ou ne dire que du faux

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    1. A. Réfuter qqc. Repousser ce qui est affirmé par une démonstration argumentée qui en établit la fausseté. J'aime mieux oublier que de réfuter ces maximes (ROBESP., Discours, Contre veto, t. 6, 1789, p. 87). Je n'ai pas besoin de vous dicter ce que vous devriez dire, ni, je pense, de vous inspirer la chaleur nécessaire pour réfuter une calomnie que vous seule pouvez réfuter complètement (MAUROIS, Ariel, 1923, p. 291).
      SYNT. Réfuter un argument, une assertion, une doctrine, une erreur, une hypothèse, une opinion, un sophisme, une théorie; réfuter calmement, logiquement, violemment, avec logique, avec méthode.
      B. [P. méton.] Réfuter qqn. Critiquer quelqu'un dans les idées, les opinions qu'il soutient. Réfuter un adversaire, un auteur, un ennemi. Mon humeur, bien que naturellement bonne, est aujourd'hui assez connue pour que des hurluberlus ne viennent plus me rendre visite, afin de me chapitrer, ou de me réfuter sur telle ou telle question (L. DAUDET, Brév. journ., 1936, p. 227).

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  16. Dont acte. Léon n'était pas Alphonse, mais en effet c'était en ce sens non succès qu'il employait le mot. Quoi qu'il en soit, ceux qui l'emploient en ce sens changent du tout au tout le sens du mot ! Car si réfuter c'est seulement opposer une opinion contraire, ou même si , disjonctivement c'est soit prouver soi ne pas prouver mais affirmer une opinion contraire, alors le mot n'a plus que le sens faible. Imaginez le dialogue suivant :

    P !
    non p!
    Ah vous me réfutez !
    Ah! vous voyez, ce n'était pas difficile!

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    1. Par hasard, je tombe sur un passage de la traduction que Robin donne de la République et je me demande s'il n'utilise pas réfuter dans le sens de "critiquer" :

      " Il ne t'a pas échappé en effet, je pense, que les tout jeunes gens, quand pour la première fois ils goûtent aux argumentations, en usent comme d'un jeu, y recourant toujours dans un dessein de controverse et que, à l'exemple de ceux qui les ont radicalement réfutés, eux-mêmes ils en réfutent d'autres, prenant plaisir, comme de tout jeunes chiens, à tirailler et à déchirer avec l'argument, chaque fois qu'on est près d'eux... Quand cependant ils auront en personne réfuté nombre de gens et que nombre de gens les auront réfutés, d'une chute brutale et rapide, les voici arrivés à ne croire à rien de ce qu'ils croyaient auparavant. Or (...) l'homme plus âgé ne consentirait pas à prendre part à ce délire ; mais il imitera celui qui consent à dialoguer et à envisager le vrai, plutôt que d'imiter celui qui, dans la controverse, joue un jeu pour le plaisir de jouer" (539 b2-c8)

      Si réfuter voulait dire démontrer la fausseté, ces réfutateurs ne pourraient pas être réfutés après avoir réfuté, sauf à supposer qu'il ne s'agit pas dans les deux cas des mêmes croyances, mais alors s'ils n'étaient pas réfutés au niveau des croyances leur ayant servi à réfuter, pourquoi soutenir que le résultat final est qu'ils ne croient plus à rien ? Et puis pourquoi parler de délire s'il y a progrès du savoir ? J'ai l'impression qu'ici réfuter désigne l'éristique et non la démonstration de la fausseté. Comment voyez-vous les choses ?
      En tout cas, cette traduction, publiée pour la première fois en 1940, est plus ou moins contemporaine du texte de Daudet.
      Retrouve-t-on aujourd'hui un sens qui se serait éclipsé pendant des décennies ?

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  17. je crois qu'ici "réfuté" veut dire : "avoir reçu preuve du contraire". Mais si "réfuter" veut seulement dire : "exprimer l'opinion contraire" , alors il n'y a plus de différence entre savoir et opinion. Pas très platonicien, non ?

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  18. Les prisonniers de la caverne peuvent se réfuter au sens subjectif sans qu'aucun d'eux ne puisse réfuter autrui au sens objectif. Le fait de débats entre ignorants ne supprime pas la différence croire / savoir, non ?

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  19. certes non, surtout si les ignorants n'ont aucune idée de cette différence!

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    1. Même en restant dans la caverne, la réfutation peut avoir un sens « objectif », du moins au sens où les prisonniers disposent d'un critère pour valider ou rejeter une affirmation : parmi eux, ceux qui ont l’œil et la mémoire les plus sûrs pour anticiper la venue de telle ou telle ombre (certes non reconnue comme telle, mais peu importe ici) plutôt que de telle autre, en se fondant sur la connaissance de régularités empiriques, peuvent facilement invoquer l'observation pour faire valoir leur capacité et leur avantage sur les autres dans ce registre (Platon, dans ce contexte, bien entendu parle d' "habileté" et non de connaissance) :
      " Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants?" 
      République, VII, 516c-d

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  20. By no means, Sir Percy.

    On peut avoir un critère pour valider une affirmation sans que celle-ci soit valide. Le mot que vous voulez éviter est : vrai. Réfuter c'est montrer faux. Et pour cela il faut sortir de la caverne, contempler les vérités. Bien sûr personne ne les a vues toutes en face. Mais si on n'a pas l'idée qu'une assertion vise la connaissance, donc la vérité, toute assertion est en effet "réfutable" en ce sens parfaitement étiolé, et erroné.

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  21. Même limitées au domaine des apparences, dans le concours de prédictions auquel s'adonnent les prisonniers, les notions de vrai et de faux ont déjà un sens. Comment sinon départagerait-on ceux qui méritent les louanges de ceux qui ne les méritent pas. Ceux qui ont prédit l'ombre B après l'ombre A sont dans le vrai, si c'est l'ombre B qui est apparue, et non l'ombre C. Ceux qui ont annoncé C sont réfutés par les "faits", du moins ceux qui sont accessibles dans la caverne. Hors de la caverne, on contemple les essences ou Idées, Platon ne parle pas à leur propos de "vérités", me semble-t-il...

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  22. pour moi des faits qui sont accessibles seulement selon un certain point de vue ne sont pas des faits.
    Mais je m'interroge, car personne, dans ces commentaires ne discute mes exemples . Pensez vous que l'énoncé " la directrice de Elle réfute tout dérapage" puisse signifier que la directrice de Elle a montré qu'il n'y avait pas eu dérapage ? Suffit-il, comme dans l'exemple du journaliste accusé par un juge marocain, de donner un contre argument pour réfuter ? Moi je ne le pense pas : il faut donner un contre-argument CONCLUANT.

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    1. "Un leurre qui exalte nous est plus cher que mille vérités" disait Pouchkine...

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  23. Dans cet exemple, je suis comme vous : je m'attendrais plutôt à "récuser" ou à "nier". Chez cette journaliste, prétendre qu'elle a "réfuté" quoi que ce soit (surtout si elle s'est contentée de protester contre les intentions qu'on lui a prêtées)est un wishful thinking. Maintenant, en dehors de ces exemples, la difficulté qui est soulevée est de savoir où placer la barre pour décider qu'une réfutation est concluante, surtout dans les domaines où il est hasardeux voire illégitime de parler de "démonstration" au sens strict. Je conviendrais avec vous que la mauvaise foi dans une discussion incite beaucoup de gens à utiliser des verbes de réussite là où la probité conseillerait la prudence ou la modestie ("j'ai TENTE de vous réfuter"). De plus ,aporie sceptique bien connue, quand on prétend avoir apporté une preuve, est-on sûr de s'entendre tout à fait avec l'interlocuteur sur ce qui fait qu'elle est vraiment concluante ? Pour revenir sur Platon, qu'est-ce qui manque aux faits qui se produisent dans la caverne pour être de véritables faits ? Qu'ils soient la projection d'événements plus réels qu'eux ne change rien au fait qu'ils se produisent d'une certaine façon et pas d'une autre, et c'est cette façon-là qui rend vrais ou non les propos que les prisonniers tiennent sur eux. Est-il besoin de préciser que je ne cherche pas à révéler ce que Platon a vraiment voulu dire, mais à raisonner sur les épisodes de son allégorie en essayant d'éviter les dérapages sophistiques.

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    1. Ce n'est pas juste la mauvaise foi; je maintiens que c'est un emploi incorrect, tout comme "supporter" pris au sens de " soutenir" . Evidemment le sens c'est l'usage, et si "réfuter" finit par vouloir dire " nier", on ne pourra que prendre acte. Mais alors il faudra inventer un nouveau mot pour " apporter la preuve concluante". Et pour moi, comme pour un grand nombre d'épistémologues, apporter une preuve concluante c'est prouver vrai. Je ne suis pas impressionné par les menaces sceptiques que l'on agite devant les réalistes épistémologiques comme moi . Le scepticisme n'est pas fatal. quant à la caverne, je ne vois pas trop ce qu'elle vient faire là dedans. Et je crois que nous divergeons aussi sur ce qu'on appelle des faits. Un fait ce n'est pas seulement quelque chose qui se produit. C'est un état de choses réalisé, ou une proposition rendue vraie.

      Je me permets sur tout cela de renvoyer un à article récent d'un auteur soutenant des vues proches des miennes.

      http://www.cairn.info/revue-critique-2015-6-page-502.htm

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    2. 1°) Prétendre que j'ai brandi des "menaces sceptiques" est un excès de langage sur lequel je ne m'étendrai pas, car j'admets volontiers qu'il permet d'épicer agréablement la discussion.
      2°) je n'ai jamais dit ou laissé entendre, sauf maladresse de ma part que je ne parviens à localiser dans mon message, que le scepticisme était "fatal"
      3°) les remarques sur Platon viennent du besoin de répondre à une remarque de Philalèthe sur l'emploi "subjectif" du verbe "réfuter". J'entendais montrer que des hommes, même réduits à un monde d'apparences, sont en mesure de s'accorder entre eux sur ce qu'est une réfutation ou une confirmation de façon à lui donner une signification objective.
      Je note votre réponse critique sur ce point.
      4°) J'ai exprimé mon accord avec la réponse de Philalèthe, mais ce message n'est pas (encore ?) apparu. J' y ajoutais des corrections à propos de mes remarques sur l'exemple de la journaliste et l'emploi de l'expression "tenir un discours de vérité". Je n'ai guère envie de le renouveler s'il s'est perdu, car c'est sans gravité...

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    3. Je conviens que vous n'avez que brandi le spectre d'une "aporie", Sir Percy . Quand vous dites

      "De plus ,aporie sceptique bien connue, quand on prétend avoir apporté une preuve, est-on sûr de s'entendre tout à fait avec l'interlocuteur sur ce qui fait qu'elle est vraiment concluante ?"

      vous faites une menace. Elle ne m'impressionne pas . je prends les sceptiques au sérieux. je pense que la vie de l'esprit exige qu'on ne cesse de leur répondre.

      Si vous dites que ce n'est pas "fatal", alors brandir le spectre du scepticisme c'est comme avoir un pistolet en plastique.

      j'ai bien compris le recours à la caverne pour montrer qu'il peut y avoir de l'objectivité sans vérité. Mais en effet, pour ma part, je veux une moutarde plus forte en matière d'objectivité.


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  24. C'est clair que l'usage de "réfuter" au sens subjectif est inquiétant si et seulement s'il s'accompagne de la croyance que les seules réfutations possibles sont subjectives, ce qui reviendrait à défendre une conception relativiste de la vérité. Je pense que c'est parce que vous voyez dans cet usage l'indice d'une telle conception que vous l'attaquez. Si cet usage s'accompagne d'une conception non relativiste du vrai, alors il est seulement source d’ambiguïtés puisque le verbe réfuter voudrait dire selon le contexte autant réfuter pour de vrai que croire le faire, ce qui reviendrait à ne pas reconnaître au niveau des mots ce qu'on jugerait des choses, précisément la distinction essentielle entre la croyance et le savoir. Il est clair que l'inquiétude peut quand même naître du fait que cette ambiguïté favorise objectivement la diffusion de cette conception relativiste, même si le locuteur qui l'emploie dans son for intérieur distingue croire de savoir.

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    1. Voir la réponse ci -dessus de l'honorable Lord Lambeth à Sir Percy Beaumont .
      Quant à moi ( AS)je voulais en effet noter que bien des usages des mots reflètent ce qui est devenu notre relativisme spontané.
      C'est pourquoi un cauchemar comme celui de Moore que j'ai noté dans un billet précédent de ce blog

      http://lafrancebyzantine.blogspot.fr/2015/08/le-cauchemar-de-moore.html

      doit être vraiment, pour nos contemporains , un cauchemar , pire que ceux peints par Füssli

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  25. D'accord avec cette réaction. Il m'est d'ailleurs apparu (avec un peu de retard !), si l'on revient à l'un des exemples proposés, que la confusion entre "tenir un discours de vérité" et "être dans le vrai" est plutôt du côté du tollé contre la journaliste que de celui de la journaliste elle-même. De même, la confusion entre "démentir" et "réfuter" n'est pas de son fait à elle mais est propre aux réactions que son article a suscitées. Si cette journaliste peut se contenter de démentir le sens qu'on a donné à ses propos, c'est parce qu'il est évident pour elle qu'on ne peut faire la confusion entre "tenir un discours de vérité" et "être dans le vrai". Mais c'est là qu'on peut justement lui reprocher de pécher par excès d'optimisme, car l'ambiguïté de la première expression n'échappe à personne.

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  26. À Percy :

    Quand un prisonnier reprend un autre en lui faisant croire que cet autre ne connaît pas la vérité (par exemple : " ce n'est pas un moineau, mais un rossignol"), si réfuter veut dire convaincre l'autre d'erreur en lui transmettant la vérité, c'est clair que le prisonnier qui critique l'autre ne dit pas la vérité puisqu'il se trompe en prenant une ombre de copie de moineau pour un moineau. Il a seulement une expérience des apparences plus complète et dans la caverne personne ne peut avoir une meilleure expérience mais il ignore la réalité.

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  27. en effet, pour une fois je defendais la journaliste. Elle a employé les mots correctement, et s'est faite lyncher parce que le public ne comprenait pas le sens des mots.

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  28. Pardon de rappeler cette évidence : il n'est pas non plus suffisant de pourfendre la political correctness pour être à l'abri de la bêtise (on cherchera tous les exemples ... appropriés)

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  29. Votre billet n'était pas la cible de cette remarque expéditive. On peut simplement noter que la dénonciation de la political correctness est devenue aussi rituelle et convenue que ce qu'elle met en cause. On se décerne à bon compte par ce biais un brevet de clairvoyance politique...

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  30. je ne dénonçais pas la political correctness qui bannit les expressions dans lesquelles on croit voir du racisme comme un rituel, mais comme un exemple parmi d'autres de mésusages des mots, cette fois par désir de corriger l'usage. Autre exemple : nombre de villages s'appellent "Villejuif", et il y a un quartier de Venise qui se nomme "Giudeca" . Va-t-il y avoir des gens qui nous demandent de renommer ces quartiers ? Faut il interdire le film "Chocolat" parce que héros porte ce sobriquet ?

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  31. La revalorisation purement verbale de certaines tâches, comme par exemple "technicien de surface" pour "balayeur" ne relève-t-elle pas de la political correctness ? Mais, si c'est le cas, ce n'est pas de "mésusages des mots" qu'il est question, à proprement parler, mais de simple hypocrisie sociale...

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  32. L'usage c'est le sens usuel, non ? donc quand des autorités ( par ex du ministère du travail, ou des syndicats) rebaptisent des métiers ou des statuts ( outre ceux que vous mentionnez il y a eu , fameusement: instituteur/ professeur des écoles; pion/ surveillant; conférencier / intervenant; assistant / collaborateur; maître assistant/ maître de conférences, etc.) Ce sont des mésusages par rapport à un usage établi, mais aussi l'expression d'une volonté politique : ne pouvant améliorer les conditions salariales et de travail des personnels, l'état les rebaptise pour leur faire croire que leur statut est plus reluisant. Cela ne se passe jamais dans les systèmes (par ex universitaires) où les choses marchent mieux ( par ex.) " lecturer" désigne dans une université UK à peu près la même chose qu'il y a un siècle: le statut a pu changer, mais on n'a pas donné de nouveau nom.

    "tête de nègre" exclu des boulangeries , c'est autre chose. C'est de la vraie political correctness.

    Vous avez l'air de mépriser ce genre de relevé de l'intrusion du politically correct et de la novlangue , que j'ai de nombreuses fois commenté dans ce blog, notamment a sujet d'internet, des moocs, etc. et semblez y voir une sorte de bonne conscience politique qu'on se donne à bon compte. Mais relever ces changements d'usage, et ces réformes grammaticales plus ou moins douces et silencieuses me semble au contraire très important. J'ai souvent , dans ce blog, cité LTIII de Klemperer, que je considère une livre magistral. Nous ne sommes plus dans le nazisme, mais cette force sociale de remodelage du vocabulaire est encore présente partout.

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