L'eau pas dinaire
Quand j’étais enfant, je n’avais
pas accès aux eaux minérales gazeuses, comme Badoit ou Saint Yorre, qui
coûtaient cher. Nous avions cependant droit à de l’eau gazeuse, qu’on appelait « l’eau
qui pique ». On l’obtenait en ajoutant à l’eau du robinet le contenu de
sachets d’une poudre nommée « O’Bull », et qu’on mettait dans des
bouteilles à bouchon mécanique, comme celles dans lesquelles on trouve encore
aujourd’hui certaines bières. Cette eau qui pique était le Perrier du pauvre. L’eau
qui pique n’était pas très bonne, mais elle nous paraissait meilleure que l’eau
du robinet, qu’on appelait avec un rien
de mépris « l’eau dinaire ». Il ne me serait jamais venu à l’esprit de
priser quoi que ce soit d’ordinaire, à la différence d’aujourd’hui, où plus
quelque chose est ordinaire, plus on le prise et le vénère comme si c’était de
l’extraordinaire. Signe des temps démocratiques, de l’homme sans qualités, du
culte du commun et du quotidien, de l’habituel et du banal. Car du banal peut
naître l’extraordinaire. Il suffit d’ailleurs de regarder avec attention
quelque chose d’ordinaire, comme le savon de Ponge ou les « choses mêmes »
auxquelles la phénoménologie entend nous faire revenir, qui sont bien entendu
des choses ordinaires, comme le verre d’eau qu’Aron montra un jour à Sartre et
qui décida de la carrière de ce dernier.
Pourtant quand
les philosophes se réclament de l’ordinaire et du quotidien, comme Husserl, qui
définissait la philosophie comme science des banalités, comme Heidegger qui parle
de ce qui est "sous la main", des
choses banales qu’il appréciait, comme l’eau qu’on va chercher à la fontaine,
la hutte dans la Forêt Noire, les chaussures de la paysanne, etc., Merleau-Ponty,
Cavell et leurs disciples, ils ne veulent pas nous dire que ce qu’ils défendent
est ordinaire ou banal, au contraire. Même s’ils ne cessent de nous dire qu’ils
veulent se situer au plus près des choses dans leur ordinarité, ils ne veulent
pas dire que leur philosophie est ordinaire, ou qu’elle reflète la pensée du
sens commun. Au contraire ils tiennent de toute évidence leurs thèses et leurs « analyses »
comme inouïes, étonnantes, originales en diable. Ils ont beau se réclamer de l’ordinaire,
ils ne se sentent pas être de la piétaille intellectuelle, et en fait ils
adoptent des poses exactement identiques à celles des romantiques. Ils ne sont
pas des adeptes de ce que Marcel Aymé appelle le confort intellectuel,
dont son personnage de Lepage est le chantre :
Vous êtes du
parti des littérateurs, vous croyez que tout ce qui est étrange, original,
singulier, violent, mystérieux, troublant, est une bonne pâture pour les hommes
et que toute acquisition de la sensibilité constitue un enrichissement. C’est
une extraordinaire naïveté.
Pourquoi
voulez-vous qu’un jugement soit original ? Pensez-vous qu’il en serait meilleur
?
Un vêtement, un individu, un tableau, un
poème ne sont estimables aux yeux des gens de goût que s’ils peuvent être dits
originaux, c’est-à-dire s’ils attirent violemment l’attention. Comment s’en
étonner ? Les abus de la sensibilité aboutissent à une rapide dégradation.
N’étant plus capable de percevoir la qualité, il lui faut un choc brutal. De
fait, nous constatons, chez nos bourgeois cultivés, que les raffinements de
sensibilité poétique et artistique rejoignent déjà en plus d’un point la
vulgarité.
Vous pensez bien que les gens
du monde ont autre chose à faire que d’étudier une philosophie dont les
propositions et la terminologie même exigeraient de leur part un effort
héroïque de compréhension. A la vérité, ils y sont aussi peu préparé que
possible. Le romantisme qui les imprègne, en les habituant à se satisfaire d’un
contact sensuel avec l’univers et de formules incantatoires qui n’enferment
aucune notion solide, les a détournés de l’effort de comprendre et la
dégénérescence de leur vocabulaire a encore aggravé le mal. La bourgeoisie
française d’aujourd’hui pense approximativement et paresseusement.
En France, on accorde généralement
beaucoup moins d’importance à ce que dit un auteur qu’à la façon dont il le
dit. Ce qui compte, c’est un certain ton, un parfum, un je ne sais quoi de
vague et de léger qui suffit pourtant à établir ou à confirmer une sorte de
connivence entre les gens à la page. Pour ce qui est de la substance même, on
s’en désintéresse, on refuse de se poser des questions. Quand on lit un
ouvrage, la tête ne doit pas fonctionner ou alors c’est qu’on est un primaire
ou un bourgeois, deux espèces également méprisables aux yeux d’un bourgeois.
Comprendre, faire travailler sa matière grise n’est pas le fait d’un esprit
fin, distingué, sensible, et témoigne plutôt qu’on possède une fausse culture.
Chez un homme vraiment cultivé, la connaissance se réduit à une essence très
subtile des choses, si subtiles qu’elle ne doit laisser d’autre souvenir que
celui d’un frisson, d’un chatouillement discret de la sensibilité. Et s’il
autorise à amorcer un jugement, ses seuls critères, d’ordre purement
esthétique, sont naturellement empruntés au romantisme : le flou, l’étrange, le
ténébreux, le sordide, le violent, etc. Telle est, en face de la littérature,
l’attitude de notre bourgeoisie dorée. Mais il ne s’agit pas seulement de
littérature. Le mal est beaucoup plus profond. En fait, la littérature a des
annexes innombrables et son empire a fini par s’étendre à tous les domaines. La
politique, la guerre, la révolution, l’économie, la religion, l’industrie,
entre autres, sont toutes par quelque côté des problèmes littéraires et il
n’est pas jusqu’aux poètes qui ne s’en soient emparé.
Il y a, dans cette critique
du romantisme, ce souci de penser correctement plutôt que brillamment, ce culte
du commun, du Benda dans ce livre. On croirait lire telle page de la France Byzantine
ou de Du style d’idées et je me
suis souvent demandé avec d’autres si Aymé n’avait pas pris chez le Benda de
1945 une partie de ses jugements dans ce livre de 1949. Evidemment cela sent le réac.
Que
serait un vrai philosophe ordinaire ?
Il ne
défendrait pas le sens commun. Car les défenseurs du sens commun sont en fait
des gens qui eux aussi prennent des poses. Ils défendent le sens commun parce
qu’ils pensent, contre les métaphysiciens flamboyants, que la pensée du sens
commun est bien plus originale et profonde, dans sa platitude même. L’empiriste,
comme Hume, mais aussi le philosophe du sens commun, comme Reid ou Moore, sont fiers de nous dire qu’ils pensent, en
fait, comme l’homme de la rue. Berkeley disait, pour défendre ses doctrines
fantastiques : « I side in all things with the mob », et ils
posent en Irlandais ou en Ecossais venus du peuple, contre les Anglais, hommes
de salon.
Mais ce
philosophe ordinaire défendrait des thèses vraiment ordinaires :
-
Il y a un monde extérieur, qui ne dépend
pas de nous, et nous pouvons le connaître
-
Il y a du vrai et du faux
-
Il y a de la connaissance, qui sans être
infaillible est capable d’être sûre et robuste
-
Il y a des choses particulières, mais
aussi des choses générales et des universaux.
-
Il y a des vérités empiriques, mais
aussi non empiriques ou a priori
-
Il y a des vérités modales, sur le
possible et le nécessaire
-
Il y a des lois de la nature et des
essences
-
Il y a des vérités morales objectives
-
Il y a des jugements objectifs
esthétiques
-
Il y a des justifications en politique
et des formes de gouvernement plus rationnelles que d’autres
-
On peut, et on doit donner des raisons
et des justifications pour ce que l’on avance, en philosophie comme ailleurs
-
La raison est la faculté par laquelle
nous pouvons connaître et agir : elle s’étend à nos croyances, à nos
actions et à nos sentiments.
Est-ce que ce
philosophe serait un éclectique, comme Cousin ? Non, mais un rationaliste
bon teint.
Le plus bizarre est que
ces doctrines banales paraissent à la plupart de nos contemporains extraordinaires, fausses et surtout dangereuses.
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