William Hazlitt (1778-1830) devrait être le saint
patron des critiques littéraires. Ignoré de son vivant (mais connu,
comme son contemporain Stendhal, de quelques happy few),
on le tient à présent comment l’un des plus grands prosateurs de langue
anglaise. Quelques-uns de ses essais ont été traduits récemment. La
parution de ce recueil majeur de certains de ses plus beaux textes
devrait le consacrer définitivement comme le plus classique des
romantiques.
William Hazlitt, Sentiment et raison. Trad. de l’anglais et annoté par Julien Zanetta. Préface de Patrizia Lombardo. Presses Sorbonne Université, 278 p., 19 €
Fils d’un pasteur unitarien, William
Hazlitt voulut d’abord être poète, sous l’influence de Coleridge (évoqué
ici dans « Ma première rencontre avec les poètes »), puis philosophe,
sous l’influence du penseur politique William Godwin, et enfin peintre.
Mais il devint finalement critique d’art et de théâtre. Sa meilleure
veine est dans ses essais, souvent brefs, mais substantiels, qui furent
réunis de son vivant sous les titres de The Spirit of the Age, The Round Table, Table Talk, The Plain Speaker ou Lectures on the English Poets,
et qui connurent un succès d’estime en son temps mais ne furent
appréciés qu’un siècle après sa mort. Dans son essai « La déception »,
écrit à la fin de sa vie, Hazlitt remarque amèrement qu’« un auteur
perd son temps dans des études pénibles et des recherches obscures afin
d’obtenir un faible souffle de popularité ; il ne rencontre rien d’autre
que vexation et déception dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent ».
Il mourut dans la misère, et aurait ri
de l’hôtel luxueux qui porte son nom aujourd’hui à Soho. La gloire
posthume se fit attendre (une première édition de ses œuvres parut en
1902, et une édition complète en 1930). Cela tient peut-être à la
diversité de ses intérêts et de ses écrits. Virginia Woolf, qui ne
l’aimait pas, disait, dans la préface à son unique roman, Liber amoris
(traduit chez José Corti), que le grand défaut de son œuvre réside dans
le fait qu’il avait toujours hésité entre une carrière de peintre et
une carrière d’écrivain. Stevenson disait pour sa part qu’il faudrait
taxer toute personne qui n’a pas lu Hazlitt. (On n’a pas encore pensé à
un impôt sur la fortune littéraire, mais je suggère l’idée à nos
ministères, qui ne taxent que les bestsellers.) Les anthologies de ses
essais restent encore difficiles à trouver en anglais, mais des éditions
récentes (particulièrement celle de Duncan Wu, en 9 volumes) les ont
rendus accessibles. En français, les traductions sont récentes, mais on
dispose à présent de plusieurs choix d’essais : Du plaisir de haïr (Allia, 2005), La solitude est sainte (Quai Voltaire, 2014), Le combat (Quai Voltaire, 2016) et Sur l’amour de la vie et autres essais (éditions du Sandre, 2018), Du goût et du dégoût
(Circé, 2007) et, à présent, ce volume dû à Julien Zanetta, qui
contient certains de ses essais et critiques les plus célèbres en
littérature et en esthétique : « Du caractères littéraire », « Du
caractère de Rousseau », « Du style familier », « De l’imitation », « De
l’humour et du spirituel », « Du génie et du sens commun », « Pourquoi
prend-on plaisir aux objets éloignés ? », et ses essais sur les grandes
pièces de Shakespeare (Othello, Macbeth, Hamlet, Le Roi Lear).
Woolf n’aimait pas Hazlitt parce qu’elle
trouvait qu’il passe trop aisément de la raison au sentiment, et de
raisonnements abstraits à des confidences sur lui-même. Il est curieux
que l’auteur des Vagues n’aimât pas ces mélanges, elle qui
cherchait à faire coexister des voix diverses. Mais c’est précisément ce
pourquoi Hazlitt est un auteur si original et si précieux aujourd’hui.
Il n’écrit pas seulement des miscellanées (genre très pratiqué
outre-Manche, depuis Swift,
Pope, Johnson, et poursuivi par De Quincey et Thackeray), il a un style
miscellanesque. Il est essayiste et critique, mais avec imagination,
pamphlétaire et polémiste mais avec un goût pour l’abstraction et les
idées, capable de peindre des scènes saisissantes (comme dans The Fight)
et de parler dans la foulée de principes esthétiques, amateur
d’histoire (sa dernière œuvre est une biographie de Napoléon) et de
politique, mais aussi capable d’une spéculation philosophique de haut
niveau. Peu d’essais le montrent aussi bien que l’un de ses plus fameux,
« Going on a Journey », qui commence comme une promenade rousseauiste
dans la nature et se termine en méditation sur l’association des idées
et l’unité du moi.
Il faut d’ailleurs lire Hazlitt comme on
part en promenade, mais sans s’abandonner au paysage et à la rêverie
sur soi, dans le style rousseauiste. Il a l’art de la digression, mais
ses digressions sont toujours logiques. Il aimait Rousseau, comme le
montre l’un des essais du présent volume, « Sur le caractère de Rousseau
», mais il était dépourvu du trait qu’il considère comme central chez
ce dernier, une attention extrême et maladive à sa propre sensibilité et
la tendance à transformer tout sentiment en une passion. Il est
romantique, mais refuse de tout jouer sur l’air du sentiment. Il est en
fait tout autant un homme des Lumières, ami de la raison, qui est pour
lui « la reine du monde moral, l’âme de l’univers, la lampe de la
vie humaine, le pilier de la société, le fondement de la loi, la balise
des nations, la chaîne d’or, descendue du ciel, qui lie toutes les
créatures animées et intelligentes dans un seul et unique système » (« Illustrations of Vetus », dans ses Political Essays). Son idéal n’est pas celui de l’individu romantique, tout tourné vers son moi, mais celui d’un empiriste du XVIIIe
siècle et d’un admirateur des Lumières écossaises, qui met la plus
haute pensée dans la recherche de ce qui est commun et de ce qui
ressortit au common sense qu’Orwell, autre grand essayiste de la langue anglaise, appellera la common decency.
Cela l’oppose notamment aux envolées de Wordsworth et de Coleridge, qui
étaient d’ailleurs ses amis, et aux romantiques allemands comme
Schlegel, qu’il moque souvent.
Sa peinture même (on a notamment de lui
un célèbre autoportrait et un portrait de Charles Lamb) le porte vers
les classiques comme Poussin, sur lequel il a écrit des pages
admirables. Mais il était également capable de reconnaître le génie de
son contemporain Turner (il dit pourtant de ses peintures qu’elles
manquent de forme et sont « des images du néant très ressemblantes
»). Sa vision morale le rapproche de moralistes français comme La
Rochefoucauld, dont il fit un pastiche savant. La clef de sa psychologie
et de son esthétique est le rôle qu’il donne à l’imagination, comme
faculté à la fois de reproduire le sensible et de le dépasser vers le
possible. Politiquement, il était francophile, républicain, admirateur
de la révolution française et de Napoléon. Il s’opposa toute sa vie
aussi bien aux conservateurs comme Burke et Malthus qu’aux réformateurs
utilitaristes comme Bentham. Sa philosophie, développée dans son livre
de jeunesse, An Essay on Human Action, était inspirée de
Hutcheson, de Smith et de Hume, et l’amenait à mettre la sympathie au
centre des sentiments sociaux humains. Tout cela le mettait en
porte-à-faux vis-à-vis de ses contemporains, et n’aurait pas fait de lui
l’auteur favori des Brexiters, qui lisent tous Burke.
L’esthétique de Hazlitt est d’abord
classique. Comme il l’énonce dans « Les marbres d’Elgin » (les frises du
Parthénon, aujourd’hui réclamées par la Grèce au British Museum), il
estime que l’art doit imiter la nature, et non servir à épancher nos
sentiments. Il pense, comme Pope, que « True wit is nature to
advantage dressed, What oft was thought, but ne’er so well express’d;
Something whose truth convinced at sight we find, That gives us back the
image of our mind ». Il aime l’expression nette, rejette le style «
boursouflé » d’auteurs comme Chateaubriand, tout comme en peinture il
déteste le pittoresque. Comme il l’explique dans ses essais sur le
caractère littéraire (1813) et le style familier (1822), le style
d’écriture doit être simple, sans pomposité ni pédanterie, mais aussi
sans désir de faire peuple. Il aima jadis Coleridge et Wordsworth, mais
finit par les trouver trop affectés et se brouilla avec eux. Mais
Hazlitt n’est pas juste un classique égaré, car il donne un rôle très
important à l’imagination. C’est dans les essais ici traduits sur «
L’humour et le spirituel » et sur « Le génie et le sens commun », mais
aussi dans ses superbes lectures des caractères shakespeariens, qu’on le
voit le mieux. Sa théorie de l’humour a des affinités avec celle de
Kant – il insiste sur l’incongruité, faculté d’imagination, sur laquelle
repose le grotesque, en se détachant ainsi de la conception hobbesienne
du rire comme manifestation de supériorité – mais souligne aussi que le
risible, en particulier le ridicule, est « l’épreuve du vrai
». La satire doit sa force à la vérité, tout en devant à l’imagination.
Le confirment les pages d’éloge que Hazlitt consacre à Swift, en
opposition à Johnson qui détestait ce dernier. On pourrait mesurer la
valeur des écrivains en fonction de la proximité ou de la distance
qu’ils ont vis-à-vis de Swift. Il est intéressant que Hazlitt associe
également l’originalité à la vérité : l’originalité n’est autre que la «
conviction puissante de la vérité » et « le plus fort sentiment de vérité qu’on puisse avoir ». Un classique se doit d’honorer la vérité ; un romantique l’imagination. Hazlitt se réclame des deux.
Hazlitt est maintenant sorti de son long
purgatoire, notamment avec les livres de Duncan Wu, de David Bromwich,
d’Anthony Grayling, et la formation d’une Hazlitt society.
Mais, grâce à ce livre, on l’espère, Hazlitt va entrer définitivement
en littérature chez ces Français qu’il appréciait tant. Les notes
savantes de Julien Zanetta permettent de se frayer une voie dans les
allusions complexes et le contexte littéraire et philosophique de
Hazlitt. L’anglais de Hazlitt est difficile, plein de dénivellations non
seulement stylistiques mais grammaticales. La traduction de Julien
Zanetta rend parfaitement cette écriture vigoureuse comme un verre
d’alcool pris dans une auberge après une longue marche.
Nul ne pouvait préfacer mieux cette
traduction que Patrizia Lombardo, qui vient de disparaître, et dont
c’est l’un des derniers textes. Pendant des années, elle a pratiqué
Hazlitt et l’a enseigné à Genève avec Stendhal, et publié des essais
fondamentaux sur les deux auteurs, dont on espère qu’ils seront bientôt
réunis [1]. Patrizia Lombardo rappelle les liens et les
similitudes entre les œuvres de Stendhal et de Hazlitt. Quasiment
contemporains, ils se sont rencontrés à Florence et à Paris en 1824, et,
bien avant, Stendhal avait lu Hazlitt dans l’Edinburgh Review.
Tous deux aimaient la peinture et la littérature, Napoléon et la
psychologie philosophique, que l’un avait apprise des Idéologues et
l’autre des empiristes et des philosophes du sens commun. Tous deux
vivaient au milieu d’esprits romantiques enfumés et enfumants, mais
aimaient la clarté et l’ironie classique. Et tous deux furent l’objet de
l’admiration de quelques happy few mais ne connurent pas la gloire de leur vivant. Enfin, tous deux pensaient que pour un critique d’art et de littérature « l’impertinence de l’admiration est à peine plus tolérable que la démonstration du mépris
», comme le dit Hazlitt dans « On the Advantage of Intellectual
Superiority » – où il se décrit à demi-mot lui-même, et évoque les
désavantages de cette attitude. Tous deux haïssent la sottise, que
Hazlitt rencontre le plus souvent sous la forme de ce qu’il appelle «
l’insipide », et dont, s’il revenait parmi nous, il verrait qu’elle est
la toile de fond de notre soi-disant culture.
Patrizia Lombardo éclaire
particulièrement l’originalité de Hazlitt quand elle rapproche son
projet de celui que Musil entreprendra un siècle plus tard : réaliser
l’équilibre, peut-être l’union ou la synthèse impossible, du sentiment
et de la raison, de l’intelligence et de l’imagination. Il y a de
grandes similitudes entre les deux auteurs, aussi lointains soient-ils
dans leurs contextes, car comme on reprocha à Hazlitt d’avoir trop cédé
au cérébral quand il aurait dû donner libre cours à son sens narratif,
on reprocha aussi à Musil de céder à l’essayisme là où on aurait aimé
qu’il suivît sa veine romanesque. L’inachèvement de leurs essais
respectifs témoigne de la difficulté de l’entreprise. Lombardo a
remarquablement montré comment la théorie hazlittienne de l’imagination
comme projection vers le possible fait écho à la conception musilienne
de « l’homme du possible ». Elle montre aussi combien Hazlitt s’appuie,
tout comme Stendhal, sur une théorie élaborée des émotions et du
caractère, et combien cette théorie ouvre la voie à une conception de la
littérature comme connaissance. Pour comprendre pourquoi Hazlitt n’a
pas eu avant un siècle au moins le succès qu’il aurait dû avoir, je
tenterais volontiers l’explication suivante, que Benda développa jadis
dans La France byzantine : pour le premier romantisme, auquel
Stendhal et Hazlitt appartiennent pleinement, la littérature est une
forme de connaissance, qui s’appuie sur l’imagination et non pas
simplement sur l’observation. Elle est une connaissance modale, celle du
possible. Mais elle n’est pas non plus imagination débridée :
l’imagination part du réel et le renforce. C’est cette idée que le
second romantisme a perdue et qui a fini par conduire à la conception
que Benda appelait celle de la littérature pure, des œuvres fermées sur
elles-mêmes et autoréférentielles, qui a dominé le XXe
siècle. Quand nous serons débarrassés de cet « absolu littéraire » – qui
était aussi celui de la branche allemande du romantisme, nous pourrons
renouer avec la littérature rationaliste, qui, comme le montre Lombardo,
n’exclut en rien le sentiment.
Patrizia Lombardo était l’une des plus
grandes critiques de sa génération, et l’un des plus grands professeurs
de littérature de l’université de Genève, dans la tradition de cette
école lémanique dont Jean Starobinski
était l’un des maîtres, et où elle rayonnait avec discrétion. Ses
livres sur Barthes, sur le cinéma, sur la littérature et les émotions,
ses contributions nombreuses à Critique, dont elle était l’un
des piliers, témoignent de la relation passionnée en même temps
qu’érudite qu’elle avait avec la littérature, qu’elle pratiquait sans
frontières disciplinaires, avec un sens profond des vrais problèmes de
philosophie. Sa relation à Hazlitt n’est pas un hasard : cette alliance
de passion, d’intellect, de profondeur toujours légère, cette
conjugaison du goût des arts visuels et de celui de l’art littéraire,
cette vigueur et cette liberté, font d’elle la sœur lointaine, et la
meilleure héritière, du grand écrivain anglais.
-
Notamment « Literature, Emotions and the Possible : Hazlitt and Stendhal » in Mind, Values, and Metaphysics: Philosophical Essays in Honor of Kevin Mulligan, vol. 2, Springer 2014, et « Hazlitt and Stendhal Theories of Emotions » , in L. Saetre, P. Lombardo and J. Zanetta, Exploring Text and Emotions, University of Aahrhus Press, 2014.
En attendant Nadeau Numéro 85