Il y a quelques années Volodymyr Zelensky a adapté en dessin animé les aventures de Gulliver. L'épisode paraît en DVD. Le film d'animation part, comme tous les livres pour enfants et dessins animés, de l'épisode de Lilliput du livre I. Mais la surprise est que Gulliver, attendu par les Lilliputiens comme un géant qui les délivrera de l'envahisseur - dans le livre de Swift ce sont les Blefusciens, dans lesquels il n'est pas difficile de reconnaître les Français , mais ici il n'est pas trop difficile d'y reconnaître les Russes- apparaît comme un petit homme de la même taille que les Lilliputiens. On peut voir la morale: les Lilliputiens attendaient pour les sauver un géant, mais ils devront se débrouiller eux-mêmes avec un Gulliver vaillant mais de petite taille qui se livre à toutes sortes d'exploits. Le fait que Gulliver disneyisé soit ici transformé en une sorte de Peter Pan et que la Reine de Lilliput soit une sorte d'Anastasie de Tremaine (la méchante soeur de Cendrillon) gâche tout. Samuel Johnson disait méchamment à Boswell au sujet des Voyages de Gulliver: "When once you have thought of big men and little men, it is very easy to do all the rest". Mais ici il n'y a pas de little men, ni de big man, sauf, de manière plus subtile,un little big man.
Non seulement le géant Gulliver disparaît, mais on doit constater ici comme dans presque toutes les adaptations de Gulliver pour la jeunesse, un dédain pour le livre II et le voyage à Brobdinggnag. Là Gulliver se trouve tout petit face au géants, qui à la différence des excités Lilliputiens, sont des gens bien plus sages. Cela n'aurait évidemment pas convenu à Zelensky.
Dans un article très intéressant, l'optique des voyages de Gulliver, Philippe Hamou a montré que les changements de perspective swiftéens visaient à montrer une thèse étayée par l'optique, celle de la relativité de la vision. Mais il ne conclut pas , comme Antoine Lilti dans son livre sur les Lumières où il y a un chapitre sur Swift, où il voit en lui un critique de l'universalisme des Lumières, un relativiste et un anti-impérialiste. Des passages fameux comme celui du livre IV où Gulliver semble faire une profession de foi anti-impérialiste semblent l'attester :
"Une autre raison m’empêche d’opiner pour la conquête de ce pays, et de croire qu’il soit à propos d’augmenter les domaines de sa majesté britannique de mes heureuses découvertes ; c’est qu’à dire le vrai, la manière dont on prend possession d’un nouveau pays découvert me cause quelques légers scrupules. Par exemple une troupe de pirates est poussée par la tempête je ne sais où. Un mousse du haut du perroquet découvre terre ; les voilà aussitôt à cingler de ce côté-là.. Ils abordent, ils descendent sur le rivage, ils voient un peuple désarmé qui les reçoit bien ; aussitôt ils donnent un nouveau nom à cette terre, et en prennent possession au nom de leur chef.
Ils élèvent un monument qui atteste à la postérité cette belle action. Ensuite, ils se mettent à tuer deux ou trois douzaines de ces pauvres Indiens, et ont la bonté d’en épargner une douzaine, qu’ils renvoient à leurs huttes. Voilà proprement l’acte de possession qui commence à fonder le droit divin. On envoie bientôt après d’autres vaisseaux en ce même pays pour exterminer le plus grand nombre des naturels : on met les chefs à la torture pour les contraindre à livrer leurs trésors : on exerce par conscience tous les actes les plus barbares et les plus inhumains ; on teint la terre du sang de ses infortunés habitants. Enfin cette exécrable troupe de bourreaux employée à cette pieuse expédition est une colonie envoyée dans un pays barbare et idolâtre pour le civiliser et le convertir à toute l’Europe. "
Gulliver corrige immédiatement , et l'ironie de Swift transparaît clairement :
"J’avoue que ce que je dis ici ne regarde point la nation anglaise, qui, dans la fondation des colonies a toujours fait éclater sa sagesse et sa justice, et qui peut sur cet article servir aujourd’hui d’exemple On sait quel est notre zèle pour faire connaître la religion chrétienne dans les pays nouvellement découverts et heureusement envahis ; que, pour y faire pratiquer les lois du christianisme, nous avons soin d’y envoyer des pasteurs très-pieux et très-édifiants, des hommes de bonnes mœurs et de bon exemple, des femmes et des filles irréprochables et d’une vertu très-bien éprouvée, de braves officiers, des juges intègres, et surtout des gouverneurs d’une probité reconnue, qui font consister leur bonheur dans celui des habitants du pays, qui n’y exercent aucune tyrannie, qui n’ont ni avarice, ni ambition, ni cupidité, mais seulement beaucoup de zèle pour la gloire et les intérêts du roi leur maître.
Au reste, quel intérêt aurions-nous à vouloir nous emparer des pays dont j’ai fait la description ? Quel avantage retirerions-nous de la peine d’enchaîner et de tuer les naturels ? Il n’y a dans ces pays-là ni mines d’or et d’argent, ni sucre, ni tabac. Ils ne méritent donc pas de devenir l’objet de notre ardeur martiale et de notre zèle religieux, ni que nous leur fassions l’honneur de les conquérir. "
Mais on ne devrait pas comme Lilti faire de Swift un relativiste précurseur des anti-universalismes post-coloniaux. Comme le dit Hamou, le message de Swift, n'est pas le protagoréen "l'homme est la mesure de toutes choses", mais l'homme est à la mesure de toute chose à proportion de l'homme: les proportions entre nains et géants sont, de Lilliput à Brobdingnag, toujours préservées. Le message est bien plus proche de celui des humanistes, et de la défense des Anciens contre les Modernes, dont Swift était l'un des hérauts. Swift n'aime pas l'optimisme universaliste et scientiste des Lumières, mais il n'est pas pour autant un précurseur du relativisme post-colonial de nos jours. Il était anti-colonialiste, mais essentiellement au sujet de l'Irlande. Sa raison n'est pas celle des Modernes, mais celle des grands platoniciens anglais comme Cudworth et More. Il est un universaliste pessimiste.
Donc en un sens Zelensky a raison de proportionner Gulliver aux Lilliputiens.