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dimanche 28 mars 2021

Le Mickey volé

 



Je vous raconterai à présent ma troisième humiliation.  Augustin vola des poires avec des vauriens, Rousseau un ruban ( et surtout accusa une pauvre fille de son crime, y ajoutant la vilénie). Je ne puis prétendre à des telles bassesses, même si j'ai d'autres crimes à avouer.
    L'un d'eux ,que je commis en 1972 ,  au croisement de la rue des Ecoles et du boulevard Saint Michel, fut de voler un gros album à l'étalage chez Gibert. Il s'agissait d'un  volume de près de 1000 pages ; des Aventures de Mickey, rétrospective de la carrière de Walt Disney. L'ayant feuilleté sur le trottoir, je m'avisai que personne ne me regardait ( à l'époque il n' y avait ni caméras video, ni systèmes antivols) , agrippai  l'album, et pris mes jambes à mon coup dans la rue Racine voisine. Je n'avait pas fait cent mètres qu'un malabar de chez Gibert, qui avait l'oeil, me prit par le col et m'alpagua. J'étais fait. Je le suivis dans son bureau, et subis l'humiliant interrogatoire d'usage, la remise de la carte d'identité. Je fus libéré, mais j'avais à présent un casier. 

     En fait ce n'est pas Mickey qui m'avait attiré, mais, comme Augustin, le plaisir de faire partie d'une bande de voleurs. Il était alors dans nos habitudes, parmi un petit groupe de camarades de lycée du quartier de faucher des livres dans les librairies, les PUF surtout , mais aussi la libraire Maspero, repaire de tous les gauchistes d'alors, et la librairie Larousse, qui était à la place de l'actuelle Compagnie rue des Ecoles. Dans cette dernière j'eus un jour envie de voler un petit volume de  Didier Deleule sur la psychologie, mais résistai vaillamment à la tentation (ce qui fait que je n'ai jamais lu ce livre, qui était peut être bon). Je n'osais me mettre moi même à la fauche, et le Mickey fut mon seul et piteux trophée, qui plus est un trophée que je n'ai jamais pu posséder.
   
      Ce que je trouve, près de 50 ans plus tard, le plus répréhensible dans ma conduite n'est pas d'avoir volé un Mickey, mais d'avoir si mal choisi: pourquoi pas  plutôt un volume de Virgile, de Cervantès, même l'édition Gustave Doré de la Divine Comédie ? C'est comme si voler ce genre de livre m'aurait réellement plongé dans le crime, alors que voler ce misérable Mickey - qui n'était même pas ma bande dessinée favorite, puisque je ne jurais que par Mortimer et les Pieds Nickelés - m'en exemptait, tout comme Augustin ses poires et Rousseau son ruban. Si j'avais , par exemple, volé l'Iliade, ou le Capital,j'aurais rejoint les grands voleurs, Darien, Genet, ou Sachs,  et j'aurais été vraiment criminel. Je ne fus qu'un misérable fripon. 


PS ( 2024) , lisant la notice Wikipedia du Dr Petiot, je lis :" En 1936, il est arrêté pour vol à l'étalage à la librairie Gibert Joseph, dans le Quartier latin. Il affirme à ses juges qu'« un génie ne se préoccupe pas de basses choses matérielles ».
 

 

mercredi 17 mars 2021

Etiamsi omnes ego non

 

Le vieux chnoque


La devise de Benda était etiamsi omnes ego non.   Il aimait à choquer en ne faisant pas comme les autres.La Bruyère pourtant observe : Un homme fat et ridicule porte un long chapeau, un pourpoint à ailerons, des chausses à aiguillettes et des bottines ; il rêve la veille par où et comment il pourra se faire remarquer le jour qui suit. Un philosophe se laisse habiller par son tailleur : il y a autant de faiblesse à fuir la mode qu’à l’affecter.( Caractères, XIII, 11)


 les opinions les plus choquantes de Benda


Les français ont voulu, collectivement, être une nation, et leur histoire est le produit de cette volonté (Esquisse d’une histoire des français 1930)

La France abstraite: la France n'est pas une entité concrète, mais abstraite (idem)

La décadence des arts vient des femmes et de la musique (Belphégor , 1918)

La langue de l'Europe doit être le français (Discours à la nation européenne,1933)

Ne pas lire les livres qui viennent de paraître( Cléanthis, ou du beau et de l'actuel, 1926)

Aucune curiosité pendant les voyages ( Un régulier dans le siècle, 1937)

Proust mauvais écrivain ( La France Byzantine)

Les écrits doivent être anonymes (Précision, 1937)

On pense mieux seul qu'en groupe (passim).

Le clerc ne peut être fonctionnaire (Précision, 1937)

La littérature doit être une science (La France byzantine 1945) 

Que les politiques fassent ce qu’ils veulent. Ils sont dans leur ordre (Appositions, 1929)

Rajk était coupable ( La pensée 1948) 

Défense des vieux garçons ( Pour les vieux garçons, 1928)

"Place aux vieux!" (à la Vallée aux loups, chez le Dr Savoureux 1931)

Les clercs ont tous trahi, sauf Spinoza et Benda  (Trahison des clercs, 1927)

Religion de la raison (passim)

Il y a plus de philosophie dans une page d'Anatole France que dans tout Bergson (Un régulier dans le siècle, 1937)

Le monde doit être ennuyeux, Les cahiers d'un clerc 1952

Dans le piano, ce qui n'est pas supportable , c'est le son  (Exercice 1945)



Au moment de la mort de Benda, en 1956 André Thérive rapporta , dans la Revue des deux mondes, l'anecdote suivante : 

Le 12 mars 1938, un petit télégraphiste essoufflé m'apporta un pneumatique. La lettre n'était pas une invitation à dîner. Elle contenait ces mots : « Oui, Dieu est un être conceptuel. Julien Benda »