Engelbert, quand il publie un livre, ce
qui arrive rarement et le plus souvent chez de petits éditeurs, ne manque
jamais d’en diffuser lui-même la nouvelle sur les réseaux sociaux et sur les
listes auxquelles il est abonné. Il guette, sur google et sur sa page facebook, toutes les occurrences de son
nom et les like de ses
« amis ». Il twitte ses mérites sur Twitter et espère les retweets. Hier il en avait vingt, qui avaient
apparemment cliqué pour des raisons indépendantes de la parution de son dernier
livre, mais cela lui a donné une occasion de se rengorger. Il se considère
comme un grand écrivain et philosophe (car il est les deux). Il trouverait normal que les gazettes, qui vantent des oeuvrettes de grimauds qu’on retrouve
quinze jours plus tard dans les solderies, lui consacrent cette fois au moins
(car ils ont manqué à le faire pour ses précédents ouvrages) un Grand
Entretien. Les invitations pleuvraient, on lui proposerait – qui sait ? –
une soirée à la BNF, de collaborer à une journée avec Badiou, des contrats
d’édition avec 20% de droits sur les ventes, des chaires annuelles dans de
prestigieuses universités, de siéger dans des comités de sages et d’experts,
dans le jury du Prix Donna Ferentes, etc. Les dames et les messieurs
l’admireraient. On l’inviterait en ville, il s’achèterait des pompes de luxe
chez Berluti, Weston ou Church’s.
Quel esprit ne bat la
campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
En attendant Engelbert s’est fait
confectionner une superbe page wikipedia,
détaillant le moindre de ses articles,
et même ses notes de lecture, comme s’il était un opus incontournable,
faisant la liste complète de ses voyages académiques, y compris ceux entrepris
pour des raisons touristiques, et changeant le moindre événement de sa
biographie en une date majeure de la Recherche, de l‘Art et du Règne de
l’Esprit. Il a fière allure sur la photo, et des notes nombreuses font
référence aux échos médiatiques qu’ont eus ses maigres publications. Il aussi une page web, qui vante ses mérites, raconte tout de son enfance et de son
adolescence, et enjolive son âge adulte.
Devenu célèbre Engelbert s’est enhardi. Par
un jeu de plagiats habiles, en recopiant des ouvrages en anglais ou en italien que
peu de gens lisent en France, il s’est fait une réputation de spécialiste de
son domaine. Il évite soigneusement de citer ses sources, mais comme il faut
bien, sous peine de paraître suspect (car après tout des gens compétents
peuvent vous lire), il cite en bas de page des passages des auteurs pillés mais qui n’ont rien à voir
avec les textes qu’il pompe, car une accusation de plagiat pourrait, dans le
monde qu’il vise à rejoindre, lui valoir autant la réprobation que la fraude fiscale.
Il prend bien garde de ne jamais citer ses rivaux, de ne pas twitter leurs
travaux. Mais être spécialiste n’est pas tout, il faut aussi plaire aux foules.
Il s’est pourtant plusieurs fois fait prendre. Mais à sa surprise, cela n’a pas
eu d’effet : personne n’a noté ses pilleries et grivèleries
intellectuelles. Cela l’a encouragé à continuer, et maintenant c’est sans
vergogne qu’il se présente comme un grand penseur et auteur. Personne ne le conteste,
du moment qu’il le répète dans la presse. Il s’est associé aux autres grands
penseurs du moment : Pierre-Yves Boudiou, Jean-Charles Julot, Fabien Palétuvier,
Emilie Succube, Alberte Van Wehrdeterre, Sandrine Bonvent et les rencontre régulièrement
dans les tables Rondes et Carrées, dans les Triangles, Sphères, et autres
Losanges. Depuis quelque temps, Engelbert s’est mis à s’adresser aux masses. Il
n’est pas si difficile de leur plaire : il suffit de leur faire croire ce
qu’elles veulent croire, et de croire avec elles. Cela demande cependant du
travail, de l’assiduité, et malgré tout un certain talent, qui s‘apprend.
Engelbert y parvient modérément, car il y a de la concurrence. Il est devenu un
auteur recherché, on va faire un film sur lui, Vanity Fair lui a consacré deux pages centrales avec des photos. Il
vient de publier un livre de conversations avec un journaliste, qui est dans
toutes les librairies. On pense à lui pour animer les Grands Débats et les
journées du Patrimoine Immémoriel au Château de Pierrefond.
Humperdinck, quand il prend part à une
discussion, ne se préoccupe que d’avoir raison, et jamais des arguments de ses
interlocuteurs. Cela lui réussit, car on
prise plus le culot que la vérité, et surtout on donne crédit à celui qui a
parlé le dernier, ou plus haut que son interlocuteur. C’est pourquoi il ne se prive pas d’interrompre,
et quand il craint que ce ne soit trop voyant il ajoute une clausule : « Si
je puis me permettre… » ou « Laissez-moi finir, je vous prie. »
Il ne comprend pas grand-chose à ce qu’il lit, et se contente de digests, mais cela lui suffit. Il est
assez paresseux, et feuillète seulement les livres qu’il grappille. Il
intervient sans cesse dans la presse, pour affirmer n’importe quoi, du moment
que c’est d’actualité. Il a l’esprit étroit et dogmatique quand il le faut, l’esprit
large et tolérant quand c’est nécessaire. Il ne pense qu’en fonction de ce qui
lui est utile, ou bien ne pense pas du tout. Mais cela marche, étonnamment. Il
croit tout ce qu’on lui dit, et le
répète. Mais il en fait bon usage. Ce n’est pas comme chez O’Henry un filou scrupuleux,
mais un filou chanceux.
On dirait ordinairement qu’Engelbert est vaniteux,
snob, sot, malhonnête, et qu’Humperdinck est un crétin paresseux, dogmatique,
obtus, crédule et inculte. Faut-il les blâmer ? Tant d’autres sont comme
eux. Mais surtout méritent-il un blâme moral ? Est-on à blâmer si l’on se
trompe, et même quand on persévère ? Un défaut intellectuel, une
comprenette limitée méritent-ils le blâme ou simplement l’excuse ? Ce sont
des crétins, des fats, des prétentieux, mais est-ce leur faute ? Iznogoud, dans l’un de ses aventures écrites
par Goscinny et Tabary, rencontre un cantonnier nommé « Bêtcépouhr Lavi ».
Ils ont été élevés ainsi,
et ils se trouvent dans des milieux qui favorisent leurs comportements. Leurs
dispositions innées rencontrent les accidents et les conditions sociales du
moment. D’un autre côté, ils sont tout sauf naïfs, ils planifient leurs actions,
et cultivent leur dispositions, ou bien sont indulgents vis à vis de leurs faiblesses.
Ils ne cherchent pas à s’améliorer, et savent qu’il serait coûteux pour eux d’essayer
de le faire. Ils sont donc en un sens responsables de leurs vices, et on peut
les blâmer. Engelbert Humperdinck est même un voleur : il joue les crooneurs avec le nom du compositeur de Hansel et Gretel
Mais sont-ils pour autant vicieux ?
Ils ont, comme nous tous leurs moments de faiblesse. Pourquoi seraient ils
invariablement bêtes, paresseux, crétins, procastinateurs ou escrocs? Ne leur
ressemblons nous pas de temps à autre beaucoup ? Pourquoi leur
infligerait-on un blâme moral ?
Et quel mal font ces vices, si c’en sont ?
Peut-être que comme selon Mandeville, ils vont
produire des effets
publics bénéfiques. Ou comme Iznogoud des méchants sympathiques. Les grimauds assurent le succès de l’édition, donnent des
travaux aux gens, tout comme les magasin Kiabi permettent d'habiller les foules. Ils permettent aux bons auteurs d’être fiers de ne pas leur
ressembler, et leur donnent confiance. Ils participent du savoir, même s’ils le
polluent, et s’ils n’étaient pas là, qui irait sur les plateaux télés ?
Les vrais écrivains sont-ils eux-mêmes exempts, qui vont sur les plateaux télé
dès qu’ils peuvent, et s’inquiètent, comme Philippe Roth peu avant sa mort, et
alors même qu’il était déjà pléiadisé, de sa page wikipedia ? Ils ne font pas ce qu’ils devraient, mais peut
être font ils du bien.