En hommage à Jean Gayon
Je voudrais évoquer l’article que Jean Gayon a consacré en 1998 à « Agriculture et agronomie dans Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert
», paru dans le numéro spécial « Science et récit », de la revue Littérature. [1] C’est
un article court, assez marginal dans sa bibliographie dans la mesure où il
n’avait pas l’habitude d’écrire beaucoup sur la littérature, mais à mon avis
très révélateur de sa manière. Il aimait se pencher sur un point précis, en
apparence anodin, et tirer, à partir de là, sans avoir l’air d’y toucher, des
remarques profondes sur l’histoire des sciences et la philosophie.
Il est assez naturel qu’un normand, natif du Havre, ville de Queneau (« mon
père était mercier, ma mère était mercière, ils trépignaient de joie ») et
proche d’Honfleur (où Alphonse Allais fut apprenti pharmacien et y inventa le
café lyophilisé), s’intéressât à son compatriote Flaubert. On notera aussi que Félix-Archimède
Pouchet, l’adversaire de Pasteur, dont il va être question plus loin, était
normand. Il était encore plus naturel qu’un maître ès biologie végétale, qui
fut toujours passionné par la botanique, s’intéressât aux efforts agricoles de
Bouvard et Pécuchet. Bouvard et Pécuchet ne sont pas seulement deux crétins
parisiens venus s’établir près de Falaise pour s’y livrer aux travaux agricoles.
A travers eux, Flaubert évoque les manuels
de jardinage et d’agronomie de l’époque, sur lesquels, comme pour tous
les sujets abordés dans son roman, il a réuni une documentation abondante. Ce qui intéresse Gayon, dans le chapitre II
de Bouvard et Pécuchet, ce sont
essentiellement trois choses.
La première, ce sont les références de
Flaubert aux connaissances en agronomie de son époque, et au fait que
l’agronomie est aux plantes et aux cultures ce que la médecine est au corps
humain. Le livre est donc l’occasion de passer en revue l’histoire naturelle,
la science agricole et la chimie naissante de l’ époque, mais aussi les
sciences biologiques au XIXème siècle.
La seconde c’est la trame narrative qui comme
dans tout le roman, porte sur les échecs des deux bonshommes dans tout ce
qu’ils entreprennent. Ils reproduisent systématiquement les erreurs que
relèvent les manuels d’agriculture consultés par Flaubert, comme celui de
Gasparin, ou celui de Gressent. Mais ils y ajoutent les leurs propres. Cela
permet à Gayon, en disciple de Bachelard, d’esquisser à travers le couple
d’imbéciles une réflexion sur les relations entre théorie et pratique, théorie
et expérience, et sur la connaissance comme erreur rectifiée. Le problème est
que les compères font des erreurs systématiques et répétées à chaque tentative.
Gayon cite en particulier la manière dont Bouvard cherche à se débarrasser des
hannetons en :
« [imaginant] pour détruire les mans
d'enfermer des poules dans une cage à roulettes, que deux hommes poussaient
derrière la charrue — ce qui ne manqua point de leur briser les pattes » .
La méthode d’employer des poules pour
détruire les vers blancs était orthodoxe, mais sa mise en œuvre est en l’espèce
idiote.[2] La
bêtise, thème central du roman, tient ici non pas à l’erreur ou à l’ignorance, comme
le notèrent Queneau et Deleuze [3], puisque Bouvard et Pécuchet savent beaucoup
de choses et ne demandent qu’à apprendre, mais au manque de jugement dans le
passage de la théorie à la pratique. Flaubert est pleinement kantien dans sa
théorie de la bêtise comme Mangel an
Urteilskraft.
Le troisième intérêt de Gayon dans son
article tient aux théories des fumiers et des engrais qui se trouvent dans les
manuels que lisent Bouvard et Pécuchet, dont celui de Girardin, professeur à
l’école d’agronomie de Rouen et spécialiste des fumiers. Ici l’on touche à la
métaphysique végétale, à la biologie et à la mythologie scientifique, qui ne
pouvait que passionner l’élève de Canguilhem s’intéressant aux idéologies
scientifiques.
«
Excité par Pécuchet, il eut le délire de l'engrais. Dans la fosse aux composts
furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu'il
pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le lizier suisse, la lessive Da
- Olmi, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tâcha
d'en fabriquer — et poussant jusqu'au bout ses principes, ne tolérait pas qu'on
perdît l’urine ; il supprima les lieux d’aisances. On apportait dans sa cour
des cadavres d'animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées
parsemaient les campagnes. Bouvard souriait de cette infection. À ceux qui
avaient l'air dégoûté, il disait : « Mais c'est de l'or ! c'est de l'or » — Et
il regrettait de n'avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays où l'on
trouve des grottes naturelles pleines d'excréments d'oiseaux ! »
.
Gayon nous précise que la lessive Da Olmi était un engrais obtenu en
mélangeant des fumiers animaux et différentes substances salines, salpêtres,
cendres et plâtres. Bouvard adhère aux théories de l’engrais régénérateur du
cycle de la vie défendu par les romantiques. Flaubert ici dénonce le délire
bouvardesque sur les engrais, le guano et les excréments. Mais il n’en était
lui-même pas si loin. Il avait lu dans Gasparin la thèse selon laquelle
l’engrais devait être un recyclage des excréments, notamment humains,
permettant au cycle de la vie de se perpétuer. Pierre Leroux défendait ces
idées, et après lui Victor Hugo. Dans un article récent sur l’engrais chez
Flaubert, qui prolonge les investigations savantes de Gayon, Florence Vatan a approfondi
ces thèmes[4] ,
et elle cite un passage des Misérables :
« Paris
jette par an vingt-cinq millions à l’eau. Et ceci sans métaphore. […] Au moyen
de quel organe ? au moyen de son intestin. Quel est son intestin ? c’est son égout.
[…] La science […] sait aujourd’hui que le plus fécondant et le plus efficace
des engrais, c’est l’engrais humain. Les Chinois, disons-le a notre honte, le
savaient avant nous. Pas un paysan chinois […] ne va a la ville sans rapporter,
aux deux extrémités de son bambou, deux seaux pleins de ce que nous nommons
immondices. Grace a l’engrais humain, la terre en Chine est encore aussi jeune
qu’au temps d’Abraham. Le froment chinois rend jusqu’a cent vingt fois la semence.
Il n’est aucun guano comparable en fertilité au détritus d’une capitale. […] Si
notre or est fumier, en revanche, notre fumier est or. Que fait-on de cet or
fumier ? On le balaye à l’abime. »
Pierre Leroux défend ce qu’il appelle la
« loi de Nature », contre la loi de Malthus. Quand on sait combien ce
dernier influença Darwin, on voit que Gayon savait sur quoi il mettait le
doigt, avec ce délire romantique. Gayon ne cite pas ces passages, mais il
connaissait sûrement l’engouement que Flaubert avait pour Félix-Archimède Pouchet
et la théorie de la génération spontanée. Il était ami de son fils Georges
Pouchet, lui-même naturaliste à Rouen.
« La fermentation et la putréfaction, disait Pouchet dans son Hétérogénie, doivent être considérées
comme presque indispensables a la manifestation des générations spontanées »
et Flaubert écrit à Louise Collet
en 1846 :
« Il m’est
doux de songer que je servirai un jour à faire croitre des tulipes. Qui sait ? l’arbre au pied duquel on me mettra donnera
peut-être d’excellents fruits. Je
serai peut-être un engrais superbe, un guano supérieur ≫
Je ne sais pas non plus si les
commentateurs ont noté la proximité du nom de Pouchet et de celui de Pécuchet. Flaubert
traitait d’ailleurs les adversaires de Pouchet, comme Pasteur,
d’ »imposteurs et de crétins ».[5] En fait les choses sont plus complexes, car
Flaubert connaissait aussi le naturaliste Georges Pennetier, qui était
favorable aux idées de Darwin, et était lecteur d’ Ernst Haeckel.
Gayon conclut finement son étude
relativisant la bêtise des deux bourgeois :
« Tout cela suggère en vérité que
tout bourgeois du milieu du XIXe siècle, muni du même projet, des mêmes moyens,
et agissant dans le même contexte scientifique et technique, en serait arrivé
au même point, même s'il ne commettait pas les innombrables et succulentes
bévues de détail qui émaillent le chapitre II du roman de Flaubert ».
La morale qu’on peut en tirer, à partir
des elliptiques remarques de Gayon, est que la bêtise d’une époque, même dans
le domaine des sciences empiriques, est bien partagée. Elle est même partagée
par ceux-là même qui entendent réagir contre cette bêtise de masse au nom de la
création artistique de l’individu, puisque Flaubert n’était, au fond, pas si loin
de prendre le parti des deux crétins.
Flaubert écrit encore à Louise Collet en
décembre 1853:
« Et même ne pas oublier les latrines, et
surtout ne pas oublier les latrines ! Il s’y élabore une
chimie merveilleuse, il s’y fait des
décompositions fécondantes. – Qui sait a quels sucs
d’excréments nous devons le parfum des roses et
la saveur des melons ? A-t-on compte tout ce qu’il faut de bassesses contemplées
pour constituer une grandeur d’âme ? tout ce qu’il faut avoir avale de miasmes
écoeurants, subi de chagrins, endure de supplices, pour écrire une bonne page ?
Nous sommes cela, nous autres, des vidangeurs et des jardiniers. Nous tirons
des putréfactions de l’humanité des délectations pour elle-même. Nous faisons
pousser des bannettes de fleurs sur ses misères étalées. Le Fait se distille
dans la Forme et monte en haut, comme un pur encens de l’Esprit vers l’Eternel,
l’immuable, l’absolu, l’idéal. »[6]
L’idéal de Bouvard ne se réalise-t-il pas de nos jours ? Dans le Monde du 27 novembre 2018 on apprend
que « A Villetaneuse, la ferme pédagogique donne lieu, en partenariat avec
un laboratoire du CNRS, à diverses expériences autour de la production
d’énergie à partir des excréments des animaux ». Prolongeons la réflexion
de Gayon et celle de Flaubert, en passant de la merde littérale à la merde
intellectuelle. Aujourd’hui que le bullshit,
littéralement la bouse de vache, désigne certains produits de notre société
d’information mais aussi les pseudo- productions savantes de nos philosophes,
on se prend à rêver, à la manière de Flaubert, que de cette bêtise massive puisse,
par régénération spontanée, finir par produire de l’intelligence et se fondre
cosmiquement avec celle-ci. Qui sait si la foutaise ne produira pas un jour des
vérités profondes ? N’est-ce pas le destin de la science, somme d’erreurs
collectives, qui finissent par produire des théories correctes?
(lu en décembre 2018)
[3] Queneau Bâtons, chiffres et lettres, deleuze différence et
répétition
[4] F.Vatan à paraître , «
Cultiver son jardin » : rêves et délires de l’engrais dans Bouvard et Pécuchet,
2018 . Je remercie Florence Vatan de m’avoir communiqué son manuscrit.
[5] Benedicte Percheron, ≪ Flaubert, les naturalistes rouennais
et les theories biologiques de 1865 a 1880 ≫, cité par Vatan, op cit. http://flaubert.revues.org/2425
Vespasien |