Plusieurs signes indiquent que Julien Benda
n’est plus une référence seulement lointaine et vague, comme quand on invoquait
la Trahison des clercs de loin, sans
l’avoir lue. Jacques Julliard la cite, un blog prend l’image de l’auteur des dialogues à Byzance comme photo d’accueil, on cite Benda surl’Europe , ou on commente sa conception des intellectuels en contemplant ceuxd’aujourd’hui quand ils se mettent sur leur trente et un pour rencontrer le Président.
Ces coups de chapeau sont utiles et
sympathiques. Ils ne prennent cependant qu’une forme très timide et chétive.
Les auteurs n’ont la plupart du temps aucune idée de ce que Benda a dit sur les
clercs et leur mission, sur la relation entre les valeurs désintéressées et les
valeurs sociales, sur le sens d’une nation européenne ou sur le rôle de la
vérité dans l’art. L’auteur de l’article du Point sur la réunion entre le
président Macron et les intellectuels semble penser que Michel Onfray aurait
bien pu incarner la force de résistance dont on aurait aujourd’hui besoin et qu'il ferait un Benda redivivus.
Autant appeler un pyromane pour éteindre un incendie ou un gangster pour tenir les comptes d’une
banque. Jacques Julliard comprend bien que la victimologie contemporaine a
quelque chose à voir avec l’individualisme contemporain dénonçait Benda, mais il
aurait pu relire ce passage de Précision :
... On m'assène alors que
les plus grands intellectuels, un Aristote, un Spinoza, un Kant, se sont
éminemment occupés de politique. C'est là un pur jeu de mots. Quel rapport y
a-t-il entre vivre dans la bataille politique, lutter de tout son être et par
tous les moyens pour renverser tel ministère, voire tel régime, et donner pour
aliment à sa pensée la matière politique dans le mode purement spéculatif et
hors de toute poursuite d'un résultat immédiat ? C'est à peu près comme si
on identifiait les champions de boxe aux hommes qui, dans leur cabinet,
écrivent sur l'activité musculaire.
Le mot que les
intellectuels d'aujourd'hui ont sans cesse à la bouche, c'est qu'ils sont des
sauveurs. Que ce soit en restaurant des valeurs d'ordre ou en préparant la
révolution, ils viennent tous « sauver le monde ». C'est là peut-être
ce qui les oppose le plus profondément au véritable intellectuel, lequel tâche
à penser correctement et à trouver la vérité, sans s'occuper de ce qui en
adviendra pour la planète. Cette manie du sauvetage est un effet direct de la
démocratie, en tant que celle-ci est l'âge du moralisme. Déjà en 1855,
Taine croyait devoir écrire : « Depuis le Génie du Christianisme,
chaque doctrine s'est crue obligée d'établir qu'elle venait... sauver le genre
humain. Elle s'est défendue avec des arguments de commissaire de police et
d'affiche, en proclamant qu'elle était conforme à l'ordre et à la morale
publique et que le besoin de sa venue se faisait partout sentir1. » Et, en
effet, nous ne voyons plus les intellectuels donner à l'intelligence que
l'ordre d'obéir. Ceux de droite prononcent qu'elle doit rester dans les limites
qu'exige l'ordre social, que si elle se laisse conduire par la seule soif du
vrai sans attention aux intérêts de l'État, elle n'est qu'une activité de
sauvage. Ceux de gauche pensent tout de même. L'un d'entre eux blâmait
récemment l'Histoire de France depuis la guerre de Jean Prévost parce qu'il y a
des matières, paraît-il, où l'impartialité est criminelle. Le premier devoir de
l'esprit est de « servir la cause ». Les intellectuels d'aujourd'hui
entendent être des apôtres et être ainsi les vrais intellectuels. C'est le
suicide même de l'intellectualité.
1. Cité par L.
Brunschvicg, Les Étapes de la Philosophie mathématique, p. 368. 2. Les
Nouvelles littéraires, 17 décembre 1932.
"Clercs sauveurs" , in Précision
(1930-1937) Gallimard.
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