orme, avec l'aimable autorisation de JM Monnoyer, SEMA |
Les ormes du Mail
revêtaient leurs parures automnales. Et la rivière au loin, asséchée par les
mois d’été et le pompage abusif des agriculteurs, coulait d’un inquiétant
filet. Partout, dans la vallée déjà jaunie, l’âge mûr de l’année frissonnait
sur la terre trop labourée et trop acide des épandages subventionnés par la
Commission Européenne. Et M. Bergeret cheminait seul, d’un pas inégal et lent, sous
les ormes du Mail. Il allait, l’âme vague, diverse, éparse, vieille comme la
terre, triste comme les feuilles rousses, vide de pensée et pleine d’images
confuses, désolée et pleine de désirs maintenus contre l’ordre du monde,
traînant sa fatigue et anticipant l’hiver de son mécontentement.
A
près d’un siècle de leurs premières rencontres, Monsieur Bergeret retrouva
l’Abbé Lantaigne assis sur le banc où ils conversaient autrefois. Presque rien
dans les lieux n’avait changé. Mais l’époque, elle, avait bien changé.
En un siècle Bergeret,
qui avait troqué sa redingote contre un élégant costume en lin italien et sa
cravate filoche contre une cravate en tricot grenadine milanaise, avait pris du
galon. Alors qu’il n’y avait en 1905 qu’une poignée de Maîtres de conférences
de philosophie et de lettres à la Faculté de la petite ville provinciale de ***
et que cette position enviable à l’époque valait à ses titulaires le respect même
des populations illettrées du canton, tous les enseignants d’université en ce
début de vingt et unième siècle étaient devenus « Maîtres de conférences » et il
y en avait à présent des dizaines, que même les lettrés locaux
méprisaient, car il les classaient à peine au-dessus des sous-secrétaires de
sous-préfecture et au-dessous des professeurs de classes préparatoires du Lycée
local. Ces derniers au moins
promettaient à leurs élèves l’entrée en Grande Ecole, et n’étaient pas des
turbos-profs venus de Paris faire leurs cours pour repartir aussitôt.
Bergeret s’était élevé au-dessus de cette condition de manant académique.
Il était devenu Professeur , non plus « de Faculté » - car ce titre
avait coulé en 1968 sous la Loi Faure avec le reste, mais « Des Universités »,
titre qu’il aimait à arborer pour qu’on ne le confonde pas avec les professeurs
« des écoles » ou "des collèges", apparus dans les années
1980 au moment où l’on préféra doter tous les fonctionnaires de l’Education
Nationale de titres ronflants plutôt que de les payer mieux ou de leur procurer
des conditions de travail décentes. Pour pouvoir progresser dans sa carrière, et
gagner quelques sous, Bergeret avait compris très vite qu’il lui fallait jouer
la carte administrative. La fin de l’université étant devenu l’emploi plutôt
que le savoir, il fallait bien que les professeurs s’adaptent à leur nouveau
rôle, tout en faisant semblant de conserver l’ancien. Bergeret était devenu
responsable des affaires internationales de son université. Il passait son
temps dans les avions (heureusement avec une carte Gold-Executive qui
lui assurait une place dans les lounges) pour négocier des contrats
d’échanges d’enseignants et d’étudiants à travers le monde et la création de
"chaires d'excellence" enseignant à des étudiants tout aussi
excellents. Il avait aussi compris qu’il n’aurait pas d’argent pour sa
recherche s’il ne remplissait pas des formulaires pour obtenir des financements
ministériels, nationaux ou européens, depuis que le Ministère ne versait plus
de crédits de recherche aux équipes universitaires. Aussi passait-il une grande
partie de son temps à appliquer à des grants comme on disait dans la novlangue académique,
qui transposait le sabir anglo-américain en cours dans les institutions
internationales.
Quant à Lantaigne, il avait
enfin pu accéder aux fonctions que lui avaient jadis refusées le Préfet
Worms-Clavelin et le cardinal-archevêque. Il était devenu évêque de ***, mais
l’Eglise de France, à défaut d’être devenue plus riche, étant devenue bien plus
universelle encore qu’à l’époque où elle n’était encore que gallicane, il était
aussi responsable pour l’Europe de l’Ouest des enseignements catholiques, et à
ce titre correspondant de l’Union européenne pour les questions religieuses. Il
ne cessait lui aussi de voyager pour promouvoir, au nom des papes successifs,
tous aussi progressistes que Jean XXIII, mais aussi tous aussi
traditionnalistes que Benoît XVI, les intérêts du Saint Siège, mais aussi,
modernité oblige, du Spirituel en général dans un monde qui en avait de moins
en moins. Il n’"appliquait" pas à des grants, mais il ne
cessait de lever des fonds pour son diocèse, organisant des marches, des œuvres
de charité, des conférences d'intellectuels oecuméniques mais aussi de
personnalités médiatiques, pour entretenir les écoles catholiques, et se
rendant régulièrement au Vatican aussi souvent que Bergeret se rendait à
Bruxelles pour y faire du lobbying.
« Je suis inquiet, avança le
Professeur Bergeret, après avoir salué Monseigneur Lantaigne, des progrès faits
dans l’enseignement supérieur par les financements privés de la recherche. A la
recherche désintéressée de la vérité - dont les défenseurs de Dreyfus avaient
encore le sens - et à la Recherche publique issue des Grand organismes jadis
fondés par la République (CNRS, INSERM) a fait place la recherche des financements
privés tous azimuths, pas tous animés de la recherche désintéressée du vrai. Et
comme le système public est à bout de souffle, non seulement les
investissements privés ne cessent de profiter de sa faiblesse – au
bénéfice des écoles de commerce et des Grandes écoles - mais aussi je constate
que de plus en plus de chercheurs universitaires se tournent, pour financer
leurs recherches, non plus vers les Agences de la Recherche ou les Programmes
européens publics, mais vers des Fondations privées, qui ont des modes de
fonctionnement et des agendas spécifiques. Timeo pecuniam, et dona ferentem.
« Il y a là, répondit
Lantaigne avec un sourire, quelque ironie. Car en 1905, au moment de la
séparation de l’Eglise et de l’Etat, vous vous félicitâtes de la déconfiture
des congrégations et de l’enseignement confessionnel. Je me rappelle encore vos
charges contre Le parti noir.
Après un siècle d’arrogance républicaine, qui vit les grandes institutions de la recherche devenir publiques et la part de la recherche privée être réduite à la portion congrue, nous voilà - quelle surprise - à égalité. Combes nous laissa exsangues et l’enseignement catholique ne cessa de dépérir. Heureusement il y eu des sursauts comme Loi Debré, et la manifestation bénie du 24 juin 1984, qui montra que le peuple français ne voulait pas qu’on mette à mal la loi Falloux. »
Après un siècle d’arrogance républicaine, qui vit les grandes institutions de la recherche devenir publiques et la part de la recherche privée être réduite à la portion congrue, nous voilà - quelle surprise - à égalité. Combes nous laissa exsangues et l’enseignement catholique ne cessa de dépérir. Heureusement il y eu des sursauts comme Loi Debré, et la manifestation bénie du 24 juin 1984, qui montra que le peuple français ne voulait pas qu’on mette à mal la loi Falloux. »
« Et Vichy ! »
ironisa en retour Bergeret.
« Bon, mais nous avons
eu Vatican II qui nous lava de tout soupçon et nous projeta dans l'âge moderne.
A présent, ne voyez vous pas, la pression musulmane aidant, que les croyants de
tous les bords voulant que leur credo ait pignon sur rue, vous êtes en
minorité? Mais laissons cela, si vous voulez bien.
Ce qui m’étonne est que
vous sembliez en être resté au temps de la Séparation, et surtout que vous
n’ayez pas évolué. L’enseignement privé et l’enseignement public ne marchent-ils
pas main dans la main ? Les parents ne mettent-ils pas de plus en plus
leurs enfants dans les écoles catholiques, surtout dans les quartiers
difficiles ? Les quelques universités catholiques ont bien résisté,
comparées à la déconfiture des universités publiques. Bien sûr il n’y a pas
d’organisme confessionnel de recherche scientifique, mais l’enseignement
confessionnel ne se porte pas si mal. »
« En effet, je dois l’avouer,
admit Bergeret. Et je le déplore. Mais une chose est l’enseignement dans des établissements
confessionnels, ou financés par des institutions à but confessionnel, et
autre chose est la recherche scientifique. Une école catholique ne peut pas
s’écarter – ou du moins pas trop – des vérités et des doctrines de la religion
catholique, même si la plupart du temps les parents ont vis-à-vis de la
religion la même attitude que les jeunes couples bourgeois qui tiennent, malgré
leur peu ou pas de foi religieuse, à se marier à l’Eglise, parce que cela fait
bien. Ils tiennent avant tout à ce que leurs enfants ne fréquentent pas des
gens d’autres classes que la leur, et reprochent surtout à l’enseignement
public sa mixité sociale. Ils la toléraient quand les professeurs et le niveau
de l’enseignement public étaient meilleurs, mais à présent que l’Education
nationale ne parvient plus à tenir ses promesses et recommande, sous couvert de
justice sociale, qu'on enseigne le moins de choses possible, ils s’en remettent
à l’enseignement catholique privé. Je m’en réjouis. Mais ce qui me concerne, ce
n’est pas l’enseignement, c’est la recherche. Il ne peut pas y avoir de
recherche scientifique associée à une confession religieuse. »
« Et pourquoi
donc ? » interrogea Lantaigne. Nombre de grands savants n'étaient-ils
pas pieux? Sans remonter au Moyen Age, où tout travail scientifique se faisait
à la gloire de Dieu. La religion ne vénère-t-elle pas, tout comme la science la
vérité ? Je conviens que ce n’est pas le même type de vérité, mais au
moins la religion respecte-t-elle la vérité, à la différence des scepticismes
et relativismes de tout poil ? »
« Il ne
s‘agit pas du même type de vérité ni du même type de respect, Monsieur l’Abbé [ Bergeret continuait de l'appeler ainsi, par étourderie ou ironie] . La
vérité scientifique est une vérité révisable, obtenue par l’expérience, la
preuve et les méthodes de la raison. La vérité religieuse est une vérité
révélée dans un Livre ou dans une expérience du sacré, et non par des preuves
ni par la raison, sauf à jouer sur les mots et à appeler « preuves »
les témoignages des prophètes ou la Révélation divine, et « raison »
l’usage du sens commun pour saisir des vérités elles-mêmes divines. Un savant
qui, comme Duhem, pratiquait le premier type de vérité, d’expérience et de
preuve en même temps que le second, savait distinguer sa physique de ses
croyances. Sa « physique de croyant » n’était pas de la physique
administrée par la croyance, et sa foi religieuse ne demandait rien à sa
physique.
« Mais,
Monsieur Bergeret [ Lantaigne n'allait pas, quant à lui, lui donner du Monsieur le Professeur], le croyant ne peut-il dire que l’objet de sa croyance est
vrai, qu’il cherche la vérité et la trouve ? Il ne croit pas simplement
parce que cela lui est commode ou confortable. »
« Ce n’est pas au même sens, Monsieur l’Abbé,
que l’on peut dire que la science et la religion ont comme but la vérité. Je
veux bien admettre que le croyant ne croit pas simplement pour le confort de
son âme ou pour son salut. Mais peut-on dire qu’il dissocie complètement sa foi
de son salut espéré ? On dit aussi souvent que la croyance elle-même,
commune et scientifique est régie par une norme de vérité. Mais peut-on dire
cela de la croyance religieuse ? Les croyants aiment à évoquer la vérité.
Bernanos intitule un de ses livres Scandale
de la vérité. Mais c’est la vérité du Christ, celle qui s’identifie pour le
catholique au Dieu Vivant. La vérité c’est celle de la mort du Christ, de la
rédemption, qui règle toutes les autres vérités. Bernanos n’écrit pas les Grands cimetières sous la lune comme un
intellectuel dreyfusard réclamait la vérité.
La vérité
scientifique est orientée par l’enquête,
la recherche de ce qui est vrai par essais et erreurs. L’enquête du Père Brown
est celle d’un détective, mais le Père Brown ne doit pas sa foi à l’enquête.
C’est pourquoi
je pense que des fondations à but spirituel, comme la Fondation Templeton, qui est
devenue l’une des principales sources de financement dans les universités du
monde anglophone et distribuent de l’argent à des projets de recherche qui
répondent à sa « mission » spirituelle, non seulement commettent une
erreur de catégorie, en présupposant que la vérité scientifique a quelque chose
à voir avec la religion, ou même qu’il pourrait s’agir d’une poursuite
identique, mais aussi que ces fondations reposent sur une véritable imposture.
« Comment ? s’exclama Lantaigne. Mais si un savant se trouve
financé par une des fondations, n’est-ce
pas pour le plus grand bénéfice de la Science ? Pourquoi cracherait-il sur
cette Manne ? »
« Céleste
Manne en effet, mais poison véritable. Par exemple Templeton a financé un
projet qui était supposé tester l’hypothèse selon laquelle la prière peut aider
à soigner des patients atteints de maladies de cœur. L’hypothèse n’a pas été
confirmée. On pourrait dire ici que Templeton a joué le jeu de la science, et a
perdu, et donc que la Fondation respecte la vérité scientifique. Mais ce qui
clochait dès le départ était l’hypothèse, qui n’était qu’une manière de prendre
ses désirs pour des réalités. Quand on prend ses désirs pour des réalités, dans
ce contexte comme dans d’autres, par exemple dans le cas de Lyssenko, on a
seulement de la pseudo science. La « vérité » ainsi testée par le
projet Templeton vient de croyances, mais pas de croyances scientifiques. Elle
ne vise qu’à renforcer des convictions antérieurement acquises. C’est ce que
Peirce appelait du sham reasoning, du
raisonnement de pacotille, où l’on raisonne avec le but d’avoir certaines
conclusions, et et où l'adapte ses prémisses et ses inférences aux conclusions à
atteindre. »
« Mais,
Monsieur Bergeret, si vous étiez un savant, ne seriez-vous pas heureux d’avoir
ces fonds, même si vous vous pinciez le nez en les recevant ? Même si elle a d’autres objectifs, la Fondation Templeton, ou d’autres fondations basées sur des œuvres de charité,
ne peut-elle contribuer à faire surgir des vérités scientifiques en bonne et
due forme ? »
« Une sorte de ruse de la foi, répliqua Bergeret, comme
Hegel parle de ruse de la raison ? Par le même raisonnement on
pourrait soutenir que la philosophie populaire, qui fait vivre quelques
présentateurs vedettes des media et qui permet à des entreprises de loisir
cultivé ou des croisières de prospérer en organisant des voyages, des
nuits ou des événements philosophiques, quand elle met du baume au cœur de
vieilles et jeunes gens avides de sagesse, peut aussi comme une sorte d’effet
en retour à la manière des by products dont
parle Elster, produire un peu de vraie sagesse. »
« En effet,
dit Lantaigne, pourquoi se priver de cette occasion au nom d’un puritanisme de
la science ? La philosophie elle-même est un sous-produit de la religion,
elle console, comme disait Boèce. Mais pas que. De même qu’on peut s’instruire
en s’amusant, on peut apprendre en se distrayant, et faire de la vraie science
tout en prenant l’argent des fondations religieuses. La fondation
Templeton n’a-t-elle pas financé beaucoup de philosophie analytique, qui est,
sauf erreur, votre type de philosophie préféré. Vous en bénéficiez
indirectement. Pourquoi cracher dans sa soupe ?»
« Je
croyais, Monsieur l’Abbé que vous n’approuviez pas les marchands du temple. Comment
pouvez-vous souscrire à un tel cynisme ?”
“Il ne s’agit pas de cynisme, Monsieur Bergeret, mais de liberté
académique. Allez-vous me dire que vous voulez censurer les travaux financés
par de telles fondations ? Voilà qui va rallumer la querelle de l’Eglise
et de l’Etat. Prétendez-vous régenter la science comme vous prétendez régenter
l’enseignement religieux ? Et qui plus régenter la science quand elle est
financée par des institutions à vocation spirituelle ? »
« Mais
Monsieur l’Abbé, qu’est-ce que la liberté académique si elle n’est pas au
service du savoir ? On la confond avec la liberté d’opinion. Mais l’université
est une institution qui est supposée produire du savoir et l’enseigner. C’est
bien pourquoi elle ne peut accueillir en son sein des pseudo-sciences et des
entreprises au service de la religion. Ce qui viole la liberté académique ce
sont tous les faux savoirs, les X ou X
studies qui ne servent que des communautés, religieuses ou politiques, qui
les promeuvent. Toutes ces idéologies nous disent que les empêcher de se manifester
violerait la liberté académique. Mais l’université à la différence de la scène
publique, n’est pas le règne de l’opinion. C’est le règne du savoir. Si la
théologie était une science, elle aurait droit de cité à l’université. Mais ce
n’en est pas une. »
« Mais
quoi, Bergeret ! Que faites-vous d’Anselme du Bec, de l’Aquinate, de l’Ecossais, d’Henri
de Lubac, d’Urs Von Balthazar, de Joseph Ratzinger ? Ces gens ne sont-ils
pas de scientifiques à leur manière ? N’appelle-t-on pas d'ailleurs « séminaires »
aussi les enseignements d’université ?»
« Je ne
vois pas d’inconvénient à ce qu’ils enseignent et appartiennent à des facultés
de théologie dans des universités dont c’est la Mission et dont les vérités
sont au service des vérités de la foi. Je ne vois pas d’inconvénient à ce que
ces universités reçoivent des financements de fondations comme Templeton. Mais
qu’elles ne financent rien dans les universités publiques, et qu’elles ne
viennent pas chercher des mariages avec la science ordinaire. C’est l’esprit de
1905.»
Lantaigne avait encore des choses à dire, mais
il jugea meilleur de se taire. Chacun repartit sous les ormes.
Pendant ce temps
là, dans sa préfecture, le préfet Worms-Clavelin préparait le prochain samedi manifestation
de gilets jaunes. Le capitaine de gendarmerie de *** venait de sortir de son
bureau, lui expliquant que ses hommes étaient à bout, et qu’il ne garantissait
pas qu’un tracteur n’allait pas défoncer la porte de la préfecture. Le préfet
soupira. Si seulement les gilets avaient manifesté le dimanche, et s’étaient
joints aux processions de jadis !