|
Benda 1947 |
|
Guéhenno 1942 , professeur de khagne à Louis le Grand | |
|
|
|
|
« Etrange
petit vieillard que ce Benda (il a soixante douze ans). Insupportable et
pourtant sympathique. Je l’ai trouvé installé dans un garni. Il a emporté
quelques effets, quelques livres, m’explique qu’en faisant attention il a de
l’argent pour vivre six mois, mais il est tout juste aussi placide, aussi
méchant, aussi inaccessible que toujours. L’ordre du monde est-il changé ?
Pourquoi M. Benda qui n’en est que l’explicateur changerait il ? M. Julien
Benda est le diseur de Dieu. La misère, peut être prochaine, ne l’effraie pas.
Il s’apprête à faire des progrès en esprit de pauvreté. C’est très nécessaire
au clerc. Au reste, rien de tragique encore dans sa situation. Il a à
Carcassonne des amis riches, qui ont un excellent piano à queue, et Eleuthère –
Belphégor – Julien Benda s’en va tous les soirs chez eux pour jouer du piano.
Même il a obtenu qu’on le laisse seul et Belphégor s’enivre d’harmonie. Sur sa
table il a rangé minutieusement tous ses papiers, les notes pour ses prochains
livres. Dans le coin de gauche, un exemplaire de l’Ethique. Il met la dernière main au livre qu’il était en train de
composer en avril dernier : La
grande épreuve des démocraties. Il est enchanté de son titre. Il travaille
aussi à un roman où ce faux impassible racontera ses difficiles amours. Il ne
parle que de lui, de son dernier article. Il exulte, parce que Gringoire, le matin même, a publié de
lui une caricature avec cette manchette : Le clerc sanguinaire qui rêvait d’immoler la France à Israël.
|
Gringoire 31.10.40 |
La
définition que Pascal a donnée de l’homme ne lui semble pas tout à fait exacte.
ce n’est pas un « roseau pensant ». Ce n’est qu’un roseau « bien-pensant ».
Le hasard lui en a donné une nouvelle preuve : à midi, au restaurant, un
lieutenant-colonel sur le point de s’asseoir à la table proche de celle où nous
déjeunions ensemble reconnaît soudain en lui le juif sanguinaire dénoncé le
matin Gringoire : alors ce noble
officier a demandé à la serveuse de transporter son couvert dehors, sur la
terrasse, expliquant qu’il ne saurait déjeuner dans la même salle que cet
individu dégoûtant de sang. Benda était au comble de l’intérêt. »
(Jean Guéhenno, Journal des années noires, Gallimard
1947, ed. Folio p. 29-30)
|
Peut être Benda, Paulhan et Guéhenno déjeunèrent à la Barbacane, devenu très chic? |
Cet épisode, mentionné aussi dans les Antimodernes de
Compagnon, a lieu en aout 1940. Benda a quitté Paris en juin à l’arrivée des
Allemands, avec instruction de Paulhan de joindre le sous-préfet poète (comme il
y en avait encore en ce temps-là comme au temps d’Alphonse Daudet) Maurice
Joucla, qui organisa son voyage vers Nîmes et Carcassonne (voir son article « Benda
sous l’occupation », dans Europe, sept 1961, ainsi que l'article de Gérard Malkassian dans la Revue philosophique). Ajoutons que Paulhan, qui
était de Nîmes, a dû le faire bénéficier de ses amitiés. Joucla rapporte que
tous les préfets de France avaient eu instruction de "s’opposer à la sortie du
Territoire du nommé Benda" . A Carcassonne il trouva des protections, grâce au
poète Allibert, et devint un des familiers du héros-poète local, Joe Bousquet
(était-il l’ami au piano ? Benda semble avoir fréquenté toute l’intelligentsia
locale). Chose curieuse mais pas étonnante, tous ces gens réprouvaient ses
idées, en littérature comme en politique (Benda, toujours ingrat, ne se priva pas de critiquer durement la poésie de Bousquet dans La France byzantine). J’ai cité dans ce blog ses visites au Mas de Fourques à Lumel chez Jean Hugo. Il était apparemment à l’abri, et il semble
clair, à la fois par l’anecdote racontée par Guéhenno et par la relative
facilité avec laquelle il se mouvait dans Carcassonne, qu’il ne fut pas
inquiété, au moins jusqu’en 1943, menant l’existence paisible et monastique qu’il
a racontée dans Exercice d’un enterré vif,
sans l’amour de Fabrice pour Clelia dans sa prison, mais au moins avec celui des
Idées. Les choses changèrent au début de 1944 (ou était-ce avant ?), quand
la Gestapo vint le cueillir chez lui. L’épisode est narré ici. Cependant quel est ce roman que Benda préparait, qui plus est sur ses amours? Le seul texte littéraire que publia Benda pendant la guerre fut Le rapport d'Uriel (Minuit 1943), dont je reparlerai.
|
La maison qu'occupa Benda de 1940 à 1944, au 15 rue de Montpellier (merci à Martial Andrieu, voir le blog http://musiqueetpatrimoinedecarcassonne.blogspirit.com/seconde-guerre-mondi/ ) | |
|
|
les tours de Carcassonne
|
une autre chambre à Carcassonne |
Jean Guéhenno, qui ne le dit pas dans son Journal des années noires , avait déjà rencontré
Benda, et polémiqué avec lui une dizaine d'années avant. Dans Europe, que
dirigeait Guéhenno, et dans la NRF , où Benda était devenu avec Gide l’un des
ténors, eut lieu une passe d’armes au sujet de Romain Rolland et de son pacifisme
. Benda, reprenant l'une de ses marottes depuis ses attaques contre Rolland dans ses Billets de Sirius, avait été dans l'une de ses « scholies »
de la NRF (« De quelques avantages de l’écrivain conservateur » ( 1er
janvier 1930) jusqu’à comparer Rolland et Maurras :
« L’écrivain de droite n’est jamais discuté par les siens »,
puisqu’il « s’adresse à un public épris d’obéissance et celui de gauche à
un monde qui pratique la liberté de l’esprit ; [...] le premier écrit pour
des moutons et le second pour les loups. Notons toutefois que si l’on admet
cette définition, beaucoup d’auteurs dits de gauche devraient être dits de
droite : il est clair que M. Romain Rolland écrit pour des moutons tout
comme M. Maurras. »
Dans une « « Lettre
ouverte à M. Julien Benda », in « Notes de lectures », in Europe,
15 février 1930, l'auteur de Caliban parle répliqua . Guéhenno endossait « ce titre [... de]
« mouton de M. Romain Rolland » » et estimait que « ce
n’est pas si mal » : « Heureux, cher M. Benda, qui n’a pas besoin
de berger. Je ne me vante pas pour moi d’être de ceux-là. » . Il rappelait son respect pour La Trahison des clercs mais avec une nuance :
« Trois ans sont passés. [...] et l’on est un peu déçu. Vous ne faites
plus que la petite guerre. [...]. Aux vrais combats de la terre vous ne vous
intéressez pas.»
Le débat s’envenima
encore dans Europe, et dans une Lettre à Jean Guéhenno , in
« Scholies », dans La Nouvelle revue française, 1er
avril 1930), Benda approfondit la discussion : » Ce
que vous ne me pardonnez pas, c’est de prétendre qu’on soit, « en tant que
clerc, obligé à toute la probité et, en tant que laïc, autorisé à toutes les
malhonnêtetés ». [...] la malhonnêteté fait en effet partie de la
définition du laïc » qui, ayant, contrairement au clerc, « des
intérêts temporels à défendre », se voit parfois contraint
d’« estropie[r] la vérité. » […] « Dois-je vous dire que la
laïcisation dont je fais ici le procès, et qui est tout simplement l’absorption
de l’idée de cléricature dans celle de laïcité, n’a rien à voir avec cette
autre, que je glorifie comme vous, par laquelle les vertus spirituelles ont
cessé, depuis quatre siècles, d’être tenues pour le monopole d’hommes porteurs
d’un habit clérical ? […]
« Au souhait de Guéhenno,
toujours préoccupé d’engagement, de voir le clerc se mêler à la vie, entrer
dans les luttes, Benda réplique en réaffirmant « la valeur – la nécessité
– du clerc qui ne descend pas dans l’arène, mais honore le bien dans sa pureté
abstraite, hors de toute réalisation terrestre. » Le véritable clerc, pour
Benda, « doit n’être d’aucun parti » pour ne jamais devoir
« substituer plus ou moins l’esprit de discipline à l’esprit de vérité. »
L’opposition est donc totale entre les deux hommes. D’ailleurs Benda exclut
lui-même toute possibilité de rapprochement en concluant : « Au fond,
le conflit qui nous divise est éternel. C’est celui qui, depuis qu’il existe
des hommes voués à des causes morales, met aux prises le contemplatif et
l’actif. »
La querelle s’aiguisa encore au congrès des
écrivains pour la culture de 1935, il avait entendu le discours de Benda, l’un
des plus forts de cette célèbre rencontre entre intellectuels et dirigé contre
la conception marxiste de la littérature (voir Précision). Benda opposait la conception
occidentale de la culture et de l’art, qui pose une coupure radicale entre la
vie matérielle et la vie de l’esprit, et la conception marxiste qui les unit, voire réduit, soutenait Benda, la seconde à la première.
Guéhenno avait répondu. Et Benda avait répliqué :
« A la suite du
précédent discours, plusieurs communistes, notamment MM. Guéhenno et Nizan,
protestèrent qu'ils n'acceptaient pas ma définition de la littérature
occidentale ; qu'à côté de la lignée platonicienne que j'évoquais, et qui, en
effet, y tenait une grande place, on y trouvait des penseurs qui avaient pris
en haute considération la lutte de l'homme avec la nature : Épicure, les
Sophistes, Lucrèce, Spinoza, les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle,
dont se réclamait fortement Lénine ; que ce sont ces occidentaux-là qu'ils
entendaient considérer et qu'alors la culture communiste ne se posait nullement
en rupture avec la nôtre, mais qu'elle en était le prolongement,
l'épanouissement.
[…]D'où vient cette
application des marxistes à se poser en prolongement de la culture occidentale?
Pourquoi ne nous disent-ils pas franchement: « En dehors de quelques germes
que vous n'avez pas su faire lever votre culture est fondée tout entière sur la
croyance à l'autonomie du spirituel par rapport à l'économique. En tant que
telle nous la répudions sans réserve, et voulons lui en substituer une autre,
radicalement différente. » Un tel langage est possible devant des foules
moscovites. Il serait très maladroit devant un public français, pour lequel,
même s'il est composé de révolutionnaires, la culture classique conserve un
immense prestige, dont les marxistes entendent bien ne point se priver. Il
était curieux d'observer l'autre soir que c'était moi, bourgeois, qui leur
rappelais constamment que leur position à l'égard de nos valeurs occidentales
ne pouvait être que la guerre, alors qu'eux ne parlaient que de conciliation et
de communion1. Évidemment la propagande aussi a ses raisons que la raison ne
connaît pas.
D'où vient cette haine des marxistes pour
l'intelligence désintéressée ? D'abord de ce qu'elle est extrêmement gênante
pour ceux qui veulent pénétrer l'homme d'une pensée dont toute la valeur est
dans ses effets pratiques. Et puis de cette idée, très sincère chez eux, que
l'intelligence désintéressée n'est pas de l'intelligence, que la véritable
intelligence n'est nullement, comme l'enseigne une philosophie « châtrée »,
celle qui s'applique à s'affranchir de l'intérêt et de la passion, mais au
contraire celle qui plonge ses racines dans la volonté et l'esprit de lutte.
Fils du romantisme nietzschéen, les marxistes m'ont crié : « Écris avec ton
sang et tu verras que le sang est esprit. » Je leur réponds par Socrate qui
pensait que l'esprit est esprit, rien qu'esprit – encore qu'il ait su donner
son sang pour sa cause tout aussi bien que Liebknecht ou Rosa Luxembourg . ( note :
Ainsi Guéhenno nous a dit : « Pour faire triompher le marxisme, il n'y a pas
besoin de révolution, il n'y a qu'à retrouver l'Homme, l'Homme total. » Mais
pour trouver votre « Homme total », il faut une révolution, ô Guéhenno, puisque
notre vieux monde ne sait pas le trouver, ne veut pas le trouver – comme vous
ne cessez, d'ailleurs, de le lui crier.)"
Quand on considère
pourtant leur action pendant la guerre, Benda et Guéhenno eurent des positions
assez parallèles. Ils se turent ( Guéhenno refusa de publier sous l’Occupation).
Guéhenno le pacifiste fut plus actif que
Benda dans la Résistance, même s’il n’entra pas dans la Résistance armée. Benda
participa au comité National des écrivains, et fut très associé à cette époque,
comme plus tard, aux communistes qui l’avaient sauvé des camps (sans leur aide,
il aurait été déporté au début 44) et il leur en fut toujours reconnaissant. Le paradoxe est que Benda fut en fait plus proche des communistes que Guéhenno après guerre. Mais il n'était toujours pas partisan de l'idée qu'une révolution politique puisse changer quoi que soit à la nature et aux activités de l'esprit.Guéhenno entra plus tard à l'Acadéfraise, Benda jamais.
|
Engel, sportif carcassonnais des années 30 |
|