J’étais toujours à la recherche d’une méthode, par laquelle il me semble que j'aurais moyen
d'augmenter par degrés ma stupidité, et de l'élever peu à peu au plus haut point,
auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourraient permettre
d'atteindre.
Ma tentative pour devenir con à l’aide d’un
camping car ayant fait long feu, je décidai de tenter une autre méthode, plus
réflexive, plus conceptuelle, mais qui avait cependant un caractère en partie
expérimental (on aime, de nos jours, ce qui est expérimental). Cela consistait
à essayer de me rendre idiot, ou bête , ou crétin (je ne ferai pas la
différence) en biaisant mon entendement.
Selon la
théorie kantienne-schopenhauerienne de la bêtise, elle est un défaut de
jugement, une incapacité à ajuster les intuitions sensibles aux catégories de
l’entendement. Souvent cela se manifeste par le fait qu’on ne comprend pas la
question posée. Un très bon exemple, venu du livre, qui n’a pas vieilli, de
Michel Adam sur la bêtise ( je dis qu’il n’a pas vieilli parce que, en dépit
d’essais à succès récents, le sujet n’a pas vraiment été creusé, Alain Roger
étant le seul auteur qui tire son épingle du jeu) est celui de la patate. Un
individu a du mal à saisir un patate chaude sortie de la casserole ou du feu
pour la peler. On lui conseille : « Prenez donc une
fourchette ! ». Interloqué il dit : « Pourquoi une
fourchette ? » Il n’a pas compris que le conseil est de prendre une
fourchette non pour peler la patate, mais pour la saisir sans se brûler. C’est
un manque de jugement, au sens kantien du terme (Mangel an Urteilskraft). Le manque de jugement est autre chose que le
manque d’une capacité cognitive, telle que la perception, la mémoire, ou la
capacité d’inférer, qui caractérisent la bêtise comme déficit cognitif. Il
s’agit du manque d’une capacité cognitive, mais aussi d’une certaine sorte
d’aptitude. L’idiot à qui il manque une case ne peut pas faire telle ou telle
chose. Mais celui qui juge mal a les moyens de juger : il a les catégories
(concepts) et les intuitions. Mais il ne les fait pas bien correspondre. C’est
le concept intellectualiste de bêtise.
Pour m’en approcher, je décidai de mal
juger en toutes circonstances, en répondant à côté systématiquement. Quand on me
demandait : « Quel temps fait-il ? », je répondais :
« Il est cinq heures ». Quand on me demandait : « Ce
pantalon vous va-t-il ? » je répondais : « Sa couleur me
plaît ». Quand on me demandait : « Partirez-vous en vacances en
juillet ? » je répondais : « Ars longa, vita brevis ». Cela désarçonnait un peu l’auditeur,
mais ne parvenait pas à me faire prendre pour un crétin. Après tout, la non
pertinence, au sens gricien, n’est pas preuve de bêtise, sauf si elle est
répétée ou obstinée. Elle est même, en poésie, en littérature, dans le discours
ironique ou métaphorique, marque de créativité, ou d’humour. Pas de quoi rendre
les gens idiots. En fait, c’est même la définition de l‘humour selon Kant et Schopenhauer :
un désaccord dans les catégories. Je visitais un jour avec mon neveu la galerie
de l’Academia, et face à l’un des plus beaux Carpaccio il me dit « Combien
de kilos de peinture ? ». Quand j’entrais dans une pâtisserie et
demandais : « Y a du rhum dans le baba ? », ou dans
une boulangerie en demandant à la boulangère : « Où sont vos
miches ? », j’étais vulgaire, mais pas stupide. Il m’aurait fallu
être une blonde, ou un belge, comme dans les histoires du même nom, qui sont
basées presque toutes sur des erreurs de catégorie :
« Une blonde entre
chez un opticien.
-Avez-vous des
lunettes ?
-Pour le soleil ?
-Non, non, pour moi ! »
« Pourquoi les
belges vont-ils dans le désert avec une fenêtre ?
-
Pour pouvoir
l'ouvrir s'ils ont trop chaud »
Mais les erreurs de catégorie,
qui sont supposées provoquer le rire par le spectacle du défaut de jugement, et
donc d’entendement, peuvent aussi être poétiques. Le Belge qui emporte une
fenêtre dans le désert peut être un personnage d’un Magritte.
J’essayai alors une méthode plus
radicale : répondre « oui » à toute question qui se terminerait
par une syllabe en [ ε] , comme « Y-a-du lait ? » ou « L’avez vous vu dans la
forêt ? », et « non » quand la question se termine en [u]
comme dans « as-tu peur du loup ? » et ne rien répondre
autrement. Ou alors demander « pourquoi ? » à toute question
dont les premiers mots serait « Est-ce que ? ». Mais cela avait
quelque chose de mécanique, qui frisait l’intelligence.
Le mécanique
est certainement la marque de la débilité. Je lus la thèse de la grande
psychologue genevoise, que je vis un jour en 1996 à un colloque Piaget, Bärbel Inhelder, sur Le raisonnement chez les débiles ( c’est sa thèse en 1943 ) C’est très bon,
mais vicié par cette idée de Piaget qu’il y a des stades de l’intelligence, et
que quand on est au-dessous de la barre (en gros 7 -8 ans) on est bêta. Mais
tellement de gens au -dessus de la barre sont idiots ! Inhelder leur donne
des tests, sur l’estimation de quantités, par exemple : « Est-ce que
cette saucisse (plus grosse) est plus lourde que celle-là (plus petite,
mais très concentrée) » ou « Est-ce qu’un kilo de plumes est plus
lourd qu’un kilo de plomb ? » et les réponses sont supposées montrer
qu’on est débile. Mais à presque tous les tests, je répondais comme un débile.
Cela me fit penser à mon test au service militaire. On devait faire ce que l’on
appelait alors « les trois jours ». Un officier nous accueillait à la
caserne, et nous distribuait des tests. A la fin de la journée, il y avait les
résultats. Je finis dans les plus nuls, avec les bouseux, les débiles. Mon QI était
au-dessous de la moyenne, vers 90. Cela me rappela Flaubert, à qui enfant ont
demandait : « Va voir à la cuisine si j’y suis ! » et qui y
allait. Cela me satisfaisait assez : j’étais idiot. Un doute
demeurait : jusqu’à quel point ? Car je savais plus ou moins tenir
mon compte en banque, mais avec difficulté, calculer un horaire de train, voir
au marché si les courgettes étaient moins chères que les concombres. Mais au bout d’un moment, je me lassais, et
achetais tout trop cher. J’étais donc semi-débile. J’avais progressé, mais je restais,
apparemment, au-dessus de la moyenne. Après tout j’avais fait une carrière
universitaire, je faisais des conférences, des articles, des livres, je me
tenais dans une assez haute posture dans l’univers de l’intellect. Comment
prouver aux gens que j’étais un idiot égaré parmi eux ?
J’avais réalisé depuis mon enfance que les
émissions de télévision qui mettent en scène les téléspectateurs eux-mêmes,
comme jadis celles animées par Guy Lux ( Intervilles,
le schmilblic), ou les émissions de télé-réalité, offrent le spectacle de
la bêtise humaine, et vous la communiquent. Je me mis donc à regarder
assidûment la télévision, dès le matin et surtout au début de l’après- midi,
quand les programmes passent des feuilletons sentimentaux et des séries, dont
le caractère répétitif, la nullité des dialogues et ses situations devait, je
l’espérais du moins, être communicative. Cela m’abêtissait, mais excitait aussi
mon entendement, car chercher à deviner les relations amoureuses entre des
personnages si divers obligeait, si l’on ne tombait pas de sommeil par ennui, à
exercer un minimum d’intelligence. J’essayai les documentaires animaliers, qui
devraient normalement nous rapprocher du cœur du problème. Mais là aussi les
commentaires anthropomorphes étaient si prégnants qu’ils stimulaient l’esprit
plus qu’ils ne l’endormaient. Je finis par trouver un moyen de devenir vraiment
idiot. C’était de regarder les émissions de télévision de philosophie, très nombreuses sur les
chaînes françaises (on peut se demander pourquoi). Elles étaient la plupart du
temps animées par un beau brun, aux yeux sombres mais rapprochés, qui parlait
vite et que la caméra suivait tout le temps, en sorte qu’on avait l’impression
que l’émission était destinée à le mettre en valeur plutôt que ses invités, qui
étaient souvent de petites jeunes femmes mignonnettes. Celles-ci, par contraste
avec le beau brun aux yeux sombres, avaient l’air intelligentes, mais un peu
comme dans le film de Frank Tashlin The
Girl can’t help it , il valait mieux qu’elles n’ouvrent pas la bouche. Car
les dialogues étaient du genre :
«
Qu’est-ce que la souffrance ?
-
C’est quand
on a mal.
-
Très
mal ?
-
Oui, quand on
a mal on est mal.
-
Vous voulez
dire qu’on est sa souffrance ?
-
Oui.
-
Mais alors
qu’est-ce que souffrir ?
-
C’est avoir
vraiment mal.
-
Mais être sa
douleur, n’est pas se réconcilier avec elle ?
-
N’est-ce pas
Max Scheler qui le dit ?
-
Oui, dans Le sens de la souffrance.
-
Mais alors si
on est sa souffrance, on n’a plus mal ?
-
Non.»
Le beau brun, dont on se
demandait sans cesse s’il simulait son idiotie ou s’il était réellement idiot, demandait
alors à la jeune femme finaude de s’approcher d’un mur couvert d’une grande
photo, qui était supposée illustrer le thème abordé. Par exemple, dans une
émission sur la liberté, il proposait à l’invitée de commenter le tableau de
Delacroix , La liberté guidant le peuple.
Cela donnait lieu à des dialogues du genre :
« Pourquoi est-elle à demi
nue ?
-
Parce qu’elle
incarne la liberté.
-
Vous voulez
dire que le sein nu symbolise la liberté ?
-
Oui.
-
Mais à
l’époque, cela devait choquer, non ?
-
Oui.
-
Elle est
assez forte, non ?
-
Oui, elle ne
donne pas l’impression d’être une bourgeoise
-
Et à droite,
là, c’est Gavroche ?
-
Oui, sans
doute.
-
Il va tomber
dans le ruisseau ?
-
Oui, et ce
sera la faute à Voltaire.
-
Ou à
Rousseau ?
-
Aux deux. (rire)
-
Comment le
peuple peut-il être libre ?
-
En se
révoltant.
-
Mais si la
révolte est écrasée par les armes ?
-
Il sera libre
quand même.
-
Alors être
libre, c’est se sentir libre ?
-
Oui. « Il
est libre, Max, y a même qui disent qu’ils l’ont vu voler »
etc.
Comme les émissions de télé ne suffisaient
pas, je me mis à essayer de lire les magazines qui parlaient de philosophie,
comme Philosophie magazine.
J’espérais, en lisant des bêtises sur la matière réputée la moins bête,
parvenir au somment de la bêtise. Et en un sens j’y parvenais, car tous les
articles étaient non pas tant stupides que banals, énonçant les pires lieux
communs avec suffisance. Rien n’est plus bête, pensai-je, que de chercher à ne
pas l’être. Alors ne réussirais-je pas mon pari en cherchant à l’être ?
J’étais comme quelqu’un qui cherche à se
rendre malade, par exemple en mangeant mal, ou en prenant froid. J’y parvenais,
mais je n’y parvenais pas sans le vouloir. Ma bêtise était forcée. Alors tant
qu’à forcer, pourquoi ne pas prendre une résolution une fois pour toutes ?
Pourquoi ne pas articuler les principes d’une méthode pour être bête ?
J'avais un peu étudié, étant plus jeune,
entre les parties de la philosophie, à la logique. En les examinant, je pris
garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres
instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait ou même,
comme l'art de Lulle, à parler, sans jugement, de celles qu'on ignore, qu'à
les apprendre. Cela me convenait parfaitement. Je conçus alors une méthode
pour parvenir à l’ignorance et à la bêtise. Et bien que la multitude des
lois fournisse souvent des excuses aux vices, je crus que j'aurais assez des
quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne
manquer pas une seule fois à les observer:
Le premier était de ne toujours recevoir
pour vrai ce que je ne connaissais pas être tel, c’est –à-dire de me laisser
aller soigneusement à la précipitation et à la prévention; et de ne comprendre
rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si obscurément et si confusément à mon esprit, que j' eusse toute
occasion possible de le mettre en doute.
Le second, de regrouper chacune des
difficultés que j'examinerais, en autant de groupes qu'il se pourrait, et qu'il
serait requis pour les mieux confondre.
Le troisième, de conduire sans ordre
mes pensées, en commençant par les objets les plus complexes et les plus difficiles
à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à l’ignorance de
leur composition; et supposant même du désordre entre ceux qui se précèdent
point naturellement les uns les autres.
Après avoir cherché à pratiquer cette
méthode un temps, je réalisai qu’elle avait deux faces. L’une est une recette de
bêtise passive, celle qui conduit à la simple confusion des idées, que la scène
intellectuelle contemporaine nous montre en permanence, où l’on préfère avoir quantité
d’idées confuses et obscures plutôt que peu d’idées claires et distinctes. C’est
la scène actuelle du tout philosophique, où la philosophie est devenue la
discipline de la bêtise par excellence.
L’autre , je le réalisai lentement, n’était
autre que celle que prônait Gilles Deleuze dans sa Méthode de dramatisation que je lisais dans ma jeunesse (Société française de philosophie, 1967,
in l’île déserte et autres textes ,
Minuit, 2002, Différence et répétition,
PUF 1968) : ne pas chercher l’Idée sous le concept, ni l’idée claire et
distincte, mais le distinct obscur ,
ne pas chercher le vrai, mais qui veut le vrai. Dans ses pages extraordinaires
sur la bêtise (Différence et répétition ,
pp. 195-98), Deleuze explique que la bêtise est une structure de la pensée, l’envers
même de l’image courante de la pensée comme cogitatio
vraie, comme subsomption du divers sous le concept. Il nous explique que la
philosophie véritable a un problème transcendantal : comment la bêtise
est-elle possible ? Et que la réponse tient au lien de la pensée avec l’individuation.
La bêtise n’est pas un autre de la pensée, c’est la pensée même quand elle
reflète le fond indistinct, sorte de bouillon d’intensités, que Deleuze
désignait déjà dans son Hume : « le
fond de l’esprit est délire, hasard, indifférence ».
Cela implique de rejeter
le vrai et la raison, pour contempler ce fond ou ce bouillon dans lequel nagent
des yeux qui sont autant de singularités et qui remontent avec le fond du
monde. C’est à cette conception schopenhauerienne et nietzchéenne de la bêtise
que j’avais abouti.
Je n'avais pas avancé d'un pas. J’avais fait fausse route. Avec tous ces
philosophes qui désiraient la bêtise et voulaient détruire l’image de la pensée
comme raison , j’avais l’impression d’être comme l’escroc dont parle Paulhan
dans une lettre à Drieu la Rochelle d’octobre 1940 :
« Cher Drieu
Vous rappelez vous le mot de l’évêque de
Narbonne ? L’on s’étonnait qu’il eût démasqué du premier coup je ne sais
quel escroc, déguisé en prêtre. Il répondit : « C’est qu’il parlait
de la raison avec trop de dédain. »
C’est à peu près dans la même mesure que je
me sens rationaliste , et (si vous aimez mieux) bendaïsant. »
(Paulhan, Choix de lettres, Paris
Gallimard, 1992, vol. 2, 1937-1945, p.194)