Alec Guinness (left) as the Pale Young Gentleman , David Lean , Great Expectations
Hume appelait « probabilités non philosophiques » les
généralisations rapides, et le plus souvent dépréciatives que nous faisons dans
la vie quotidienne, comme « Un Français ne peut être solide », ou
celles que popularisa jadis Edith Cresson (« Les Anglais sont tous des
pédés », « les Japonais sont des fourmis »).
Lucia Berlin (« Meilleur écrivain dont
vous n’avez jamais entendu parler » dit un puff sur un volume) dans A
manual for cleaning women (Picador 2015, tr.fr Manuel pour les femmes de ménage, Grasset, 2017 )
en note d’excellentes:
“I have a lot of
unfounded generalisations about people, like all blacks are bound to like
Charlie Parker, Germans are horrible, all Indians have a weird sense of humor
like my mother. One favorite of hers is when this guy is bending down tying his
shoe and another comes along and beats him up and says “You’re always tying
your shoes”. The other one is when a waiter is serving and he spills beans in
somebody’s laps and says “Oh! Oh! I spilled the beans”
Ces
généralisations sont des inductions de mauvaise qualité, et nous nous en rendons
compte bien souvent. Mais pourquoi les tenons-nous la plupart du temps pour des
certitudes ? Dans le cas de Lucia Berlin, par une grande connaissance de
la nature humaine (Pourquoi les Américains, si bêtes quand on les rencontre,
sont-ils en fait si remarquablement intelligents ? Pourquoi les Européens,
si fins et si intelligents quand on les rencontre, sont-ils si bêtes ? pourquoi
les Anglaises, comme Austen et Eliot, entre autres sont-elles si
intelligentes ? Pourquoi le peuple anglais, le plus intelligent de la Terre, a-t-il brexité? Voilà encore un des mystères). Dans mon cas, la chute après les inductions
réfutées est que j’ai pensé, banalement, par simple bêtise. Le plus souvent ce
ne sont pas des cas de jugements sur la base desquels nous évaluons des gens et
des comportements, mais des cas de présomptions du même genre que celle de
Stanley face à Livingstone (déjà discuté ici), à cette nuance près que Stanley
présumait correctement . Voici
quelques cas.
Electeurs de Le
Pen
Il m’est arrivé souvent de prendre pour des électeurs du FN des gens aux
allures de beaufs, de retraités haineux ou de bourges coincées dans le genre de
celles campées par Valérie Lemercier. L’inférence est immédiate de l’allure au
bulletin de vote. Mais j’ai été surpris de constater qu’en fait cette France a voté
Mélenchon ou Macron plutôt que Fillon ou Le Pen.
La femme
laide vue de dos
Souvent dans la rue on voit de dos une femme élégante, bien balancée, au visage encadré par une belle chevelure
blonde, anticipant le joli minois, et on est bien déçu, quand on la dépasse, de
découvrir un visage ingrat.
Le
sombre abruti
Très souvent, dans une assemblée, dans le public d’une conférence, ou
simplement dans une réunion avec des collègues, je remarque un individu dont le
visage et l’apparence me semblent être ceux d’un sombre abruti : allure
moche, petits yeux chafouins, lippe pendante, bajoues, air inexpressif et
insipide. Quelle n’est pas ma surprise quand, au cours de la réunion ou dans
une rencontre subséquente avec l’individu en question, je me rends compte qu’il
s‘exprime remarquablement bien, a l’esprit vif et pénétrant et fait des
raisonnements brillants. Il est vrai que j’ai souvent ce genre d’expérience
dans des réunions philosophiques, où l’on a à peu près une chance sur d’eux de
rencontrer des gens de valeur.
Le
beau jeune homme pâle
Une
fois dans le bus 82, qui va des beaux quartiers au Panthéon, je portai mon
attention sur un beau jeune bien mis, aux allures élégantes et aristocratiques,
et me dis qu’il s’agissait encore d’un de ces fils de famille fortunés et
choyés par la vie, qui font des études de droit avant de reprendre la boîte familiale.
Il ressemblait au Pale young Gentleman avec lequel Pip se bat au début de Great Expectations. A l’arrêt du bus, il se leva, claudiquant, avançant avec difficulté. C'était
un infirme.
Ces cas sont ceux d’apparences trompeuses du genre de celles discutées
par les sceptiques anciens, ou de prolepses épicuriennes, où on se dit : "Si j'avais su...". Ils ne mettent
cependant pas en jeu une perception immédiate, comme dans le cas de la pomme d’apparence
saine qui se révèle pourrie, mais bien une inférence, qui n’est pas simplement
inductive. Il y a d’abord une perception immédiate, mais qui est tout de suite
interprétée à la lumière d’une induction hâtive. Beaucoup d’émotions
fonctionnent ainsi : la peur de l’araignée ou de la salamandre sur le mur,
la colère qui nous prend quand on découvre le papillon sur le pare-brise. Mais
à ces perceptions sont associées des inférences complexes. Ainsi la même colère
nous prend quand, lisant un journal, on y découvre encore une interview d’un des
philosophes médiatiques que nous haïssons le plus.
La plus idiote de ces inférences que j’aie jamais faite remonte à près d’une
quarantaine d’années. Nous louions, ma femme et moi, un appartement à Berkeley,
sur Blake Street, un peu au-dessus de Shattuck avenue. Un jour le propriétaire,
un charmant vieux monsieur, nous demanda si nous avions besoin d’une aide pour
faire le ménage. C’était gratuit, nous dit-il, fait par une personne qui avait
l’habitude de nettoyer les appartements du même bloc. Nous acceptâmes. Sonna à
la porte une jolie brune aux yeux bleus, qui n’avait pas du tout des allures de
femme de ménage, mais que malgré nous nous traitâmes comme telle, en lui parlant avec indifférence. Nous lui laissâmes la clef et sortîmes de l’appartement, pour
le retrouver nickel le soir. Je n’avais alors pas la moindre idée que cette
femme de ménage était Lucia Berlin, qui vivait alors à Oakland. Comme elle le dit : «La plupart des Américaines sont très gênées d’avoir des domestiques. Elles ne savent pas quoi faire pendant qu’on est là." L'idée qu'elle ait pu me percer à jour en nettoyant mon appartement en désordre me fait rétrospectivement frémir.
Goodbye Ruby Tuesday
Who could hang a name on you?
When you change with every new day
Still I'm gonna miss you
Who could hang a name on you?
When you change with every new day
Still I'm gonna miss you
"There's no time to lose", I heard her say
Catch your dreams before they slip away
Dying all the time
Lose your dreams and you will lose your mind
Ain't life unkind?
Catch your dreams before they slip away
Dying all the time
Lose your dreams and you will lose your mind
Ain't life unkind?