Common sense = my cup of tea
Churchill a dit, dans un discours à Zurich en 1946 : "“There can be no revival of Europe without a spiritually great France and a spiritually great Germany.”
Et de fait on n'a pas l'impression que l'Allemagne et la France aient , ces temps ci comme depuis un demi siècle, une grande dimension spirituelle. J'ai cité ici un propos d'Helmut Schmidt peu avant sa mort, qui se préoccupait de la faiblesse de la littérature allemande. Qui, depuis Grass ? En France Jean d'Ormesson est en Pléiade, heureusement que Vargas Llosa sauve la mise, mais il n'est pas français. Peut être est ce parce que les Anglais éprouvent le besoin, peut être très enfoui, de cette pauvreté en esprit, qu'ils entendent brexiter ? Heureux les pauvres en esprit ? N'est-ce pas parce qu'on associe la Grèce à l'esprit qu'on était, l'an passé, anxieux d'éviter le Grexit ?
C'est en tout cas l'opinion de Roger Scruton, qui, après nous avoir expliqué, après Maritain, que le monde contemporain manque d'une dimension spirituelle dans son livre The Soul of the World (2014) , est l'un des plus ardents défenseurs du Brexit. Comprenez : les Anglais ont le spirituel nécessaire. Ses autres arguments ne sont pas bien fameux. Il en appelle en particulier à la common law, en soutenant qu'elle est incompatible avec le code Napoléon qui, selon lui, règne sur le Continent, et suppose une conception verticale de la loi et du droit, alors que la common law suppose une conception horizontale, faite de compromis, de précédents et de coutumes.
Mais les Anglais n'ont-ils pas eux aussi l'expérience de la verticalité ? Croient-ils que la seule verticalité dans leur vie politique leur vient des normes d'une Europe qui leur dicte leur comportement? Scruton, qui est Sir, en appelle à la Queen. Veut-il rendre à Elisabeth II (90 ans aux prunes) le pouvoir de Victoria?
Mais l' argument du manque de la dimension spirituelle est bon. C'était celui de Julien Benda en 1933, dans son Discours à la nation européenne:
"L’Europe ne sera pas le fruit d’une simple transformation économique, voire politique ; elle n’existera vraiment que si elle adopte un certain système de valeurs, morales et esthétiques ; si elle pratique l’exaltation d’une certaine manière de penser et de sentir, la flétrissure d’une autre ; la glorification de certains héros de l’Histoire, la démonétisation d’autres. Ce système devra être fait exprès pour elle. Il ne sera pas une rallonge du système qui sert aux nations, dont il signifiera, au contraire, sur la plupart des points, la négation. Ce système sera l’œuvre d’une action proprement morale, s’adressant à la région proprement morale de la sensibilité humaine, dans ce que cette région a de spécifique et d’autonome, dans la volonté qu’elle a — volonté qui est tout le fait moral — d’être spécifique et autonome. Il ne sera pas seulement la projection, dans le plan moral, de la sensibilité économique de l’Europe."
Benda ne veut pas dire que l'Europe devrait être gouvernée par des savants ou des hommes d'esprit. Il parle plutôt, en un sens qu'il a sans doute forgé à partir de Péguy, d'une mystique.
"J’ai dit que vous deviez donner à l’Europe un système de valeurs. C’est dire que votre fonction n’a rien à voir avec la haute activité intellectuelle, si le propre de celle‑ci est de chercher la vérité, hors de tout esprit d’évaluation, hors de toute préoccupation moraliste. Au reste, le véritable homme de l’esprit ne s’occupe pas de construire l’Europe, pas plus qu’il ne s’est occupé de construire la France ou l’Allemagne. Il a autre chose à faire qu’édifier des groupements politiques.
C’est
dire encore qu’il ne s’agit nullement pour vous d’opposer au
« pragmatisme » nationaliste la pure raison ; à des idoles, la
vérité. La pure raison n’a jamais rien fondé dans l’ordre terrestre. Il s’agit
d’opposer au pragmatisme nationaliste un autre pragmatisme, à des idoles
d’autres idoles, à des mythes d’autres mythes, à une mystique une autre
mystique. Votre fonction est de faire des dieux. Juste le contraire de la
science.
Vous
devez être des apôtres. Le contraire des savants.
Vous ne
vaincrez la passion nationaliste que par une autre passion. Celle‑ci peut être,
d’ailleurs, la passion de la raison. Mais la passion de la raison est une
passion, et tout autre chose que la raison. " Notons que jadis le groupe de Bloomsbury, Leonard et Virginia Woolf, Strachey et T.S. Eliot, furent de grands lecteurs de Benda.Scruton est-il bendiste ? S'il l'est, alors il devrait ne pas vouloir le Brexit.
Le problème de l'esprit, c'est que, comme l'euro, c'est une monnaie qui peut faire toutes sortes de choses. L'esprit selon BHL n'est pas l'esprit selon Valéry, Maritain, ni encore moins selon Romain Rolland, ni encore moins selon Malraux. L'esprit fut mis à toutes les sauces.
Benda pense que l'Europe a besoin d'une conception de la nation. Il pense en 1933 que l'Europe se fera comme se sont faites les nations selon Renan, par un mouvement spirituel. A cette époque ( mais pas plus tard, après la guerre, où il défendra une forme de fédéralisme) il ne pense pas qu'on puisse faire un Etat supra national. De Gaulle avait une idée un peu voisine, quand il parlait d'une Europe des nations. A présent c'est plutôt les nations contre l'Europe. Mais où sont les nations? Elles ne semblent vivre que dans des matchs de foot. Alors, voici ma suggestion : constituons une équipe de foot européenne, en envoyons la faire des matchs contre l'équipe des Amériques, ou celle de Chinois. A défaut de créer une mystique, cela nous abêtira.