hommage à Bibi, in Les aventures de Salavin 1963
C'est alors que je remarquai son
oreille gauche. Je m'en souviens très
exactement et juge encore qu'elle
n'avait rien d'extraordinaire. C'etait
l'oreille d'un homme un peu
sanguin; une oreille large, avec des poils
et des taches lie-de-vin. Je ne
sais pourquoi je me mis a regarder ce
coin de peau avec une attention
extrême, qui devint bientôt presque
douloureuse. Cela se trouvait
tout près de moi, mais rien ne m'avait
jamais semble plus lointain et
plus étranger. Je pensais: "C'est de la
chair humaine. Il y a des gens
pour qui toucher cette chair-la est chose
toute naturelle; il y a des gens
pour qui c'est chose familière".
Je vis tout a coup, comme en
rêve, un petit garçon,--M. Sureau est père
de famille--un petit garçon qui
passait un bras autour du cou de M.
Sureau. Puis j'aperçus Mlle
Dupère. C'était une ancienne dactylographe
avec qui M. Sureau avait eu une
liaison assez tapageuse. Je l'aperçus
penchée derrière M. Sureau et
l'embrassant la, précisément, derrière
l'oreille. Je pensais toujours:
"Eh bien! c'est de la chair humaine; il
y a des gens qui l'embrassent.
C'est naturel". Cette idée me paraissait,
je ne sais pourquoi,
invraisemblable et, par moments, odieuse.
Différentes images se succédaient
dans mon esprit, quand, soudain, je
m'aperçus que j'avais remue un
peu le bras droit, l'index en avant et,
tout de suite, je compris que
j'avais envie de poser mon doigt la, sur
l'oreille de M. Sureau.
George Duhamel, La confession de
Minuit
Quand
j’étais enfant, on jouait aux billes dans la cour de récré. Il y avait une
hiérarchie des billes, selon leurs couleurs, qu’on échangeait sur un véritable
marché, où le plus recherché était le billot en métal, qu’on gagnait en tirant
plus ou moins bien sur des tas de billes, et qui était comme une sorte de
Premier Moteur immobile. Mais le jeu favori était la course de billes. On
poussait sa bille d’une pichenette de l’index sur le pouce pour poursuivre
l’adversaire et le dégommer. Le plus pratiqué était le parcours, qui consistait
à créer un circuit dans la terre de la cour, avec de petits monticules.
Quelquefois ces circuits étaient vastes et complexes, et quand la cour était
assez grande et la terre favorable, ils pouvaient atteindre une dizaine de
mètres de long. Le gagnant était celui qui avait parcouru le circuit le plus
vite. Mais ces circuits, qui ressemblaient de loin à des espèces de
taupinières, étaient détruits chaque soir par les balayeurs de l’école, et il
fallait les reconstruire chaque matin. Un jour j’en construisis un superbe,
avec des virages inclinés, des courbes complexes, des tas de sable très
sophistiqués, une sorte de petit 24 heures du Mans dans le sable. Tout le monde
voulait jouer avec moi. Mais il y avait dans la cour un garçon, très brutal et
grossier, qui faisait régner la terreur, et jouait les petits caïds. Son nom
était prédisposé à ce rôle : « Boussacour », qui sonnait comme
« bouse à cour ». Voyant un jour mon succès comme organisateur de
jeux de billes, il s’avança vers le circuit, et en quelques coups de pied
rageurs l’anéantit.
Adolescent, j’étais godiche avec les filles.
Elles me plaisaient, mais je ne savais pas comment m’y prendre. Il y en avait
une dans ma classe dont j’étais amoureux. Elle avait quelque chose de Marianne
Faithfull, que je voyais sur les photos de magazines aux côtés de Mick Jagger,
à l’époque de As tears go by et de Lady Jane, mais cela devait tenir plus à
son look BCBG qu’à une quelconque anglitude. J’essayais de m’asseoir à côté
d’elle, mais ce n’était pas facile, car on aurait dit que tous les garçons de
la classe avaient le même béguin que moi. Un jour je parvins, à la faveur d’un
cours de chimie, à m’asseoir à côté d’elle, devant la paillasse où l’on faisait
brûler quelque substance, en se souciant comme d’une guigne de sa place sur le
tableau de Mendeleiev. J’espérais, avec quelques blagues bien placées,
provoquer quelque cristallisation temporaire, qui eût pu devenir plus
définitive. J’avais bien entendu lu l’épisode où Julien prend la main de Madame
de Rênal, mais mon plan était moins audacieux. Elle portait un pull à manche
courtes, et une mini-jupe. Mon idée était de profiter de la froideur de la
paillasse pour toucher un coude, effleurer un bras, voire un genou, espérant
que le contraste entre ma main et l’univers glacial de carrelage blanc qui nous
entourait tourne à mon avantage. Malheureusement, ma main, trop longtemps posée
sur la paillasse, était elle-même froide, et quand je cherchai à toucher le
coude de la belle, elle se rétracta en poussant un petit cri, qui alerta la
classe, et le professeur. La tentative avait avorté.
Au lycée, j’eus aussi à subir les bizutages.
On vous couvrait au mieux de mousse à raser et au pire de sirop gluant, après
vous avoir fait ramper dans la rue et chanter des obscénités aux passants. Je
n’avais pas un grand talent pour m’y soustraire, mais je réussis plus ou moins
à passer entre les gouttes, en chantant juste un peu, comme à la messe, et en
acceptant juste une toute petite quantité de mousse et de sirop, comme quand on
fait semblant d’avaler l’hostie. Mais
ces bacchanales duraient peu car très vite les tâches quotidiennes, la version
latine ou grecque à faire pour le lendemain, occupaient tous les esprits.
Pendant un an rien ne se produisit, et j’entretenais avec les autorités –
c’est-à-dire un groupe d’anciens qui présidaient, tels des prêtres goguenards, ces
festivités – des rapports distants mais courtois. Je me croyais débarrassé
définitivement de l’huile de ricin de ces Beineberg et Reiting parisiens, et je
n’aspirais pas à être leur Basini. Mais un soir, alors que je rentrais tard au
dortoir du lycée, à une heure où tous les autres pensionnaires étaient en principe
endormis, je cherchai à tâtons mon lit, au milieu de l ‘alignement des lits du
dortoir. Je me heurtai sur des tubes et des barreaux de fer répandus au sol, et
fis grand bruit en les remuant, provoquant la colère des condisciples endormis.
Le lit avait été intégralement démonté et démantelé. Si je voulais passer la
nuit, il fallait que je le remonte entièrement. Cela me prit plus d’une heure,
car il faisait sombre et les éléments s’emboîtaient difficilement. Enfin je
réussis à remettre l’objet en place, et m’apprêtais à me coucher quand mes Breineberg
et Reiting parurent, goguenards, au pied de mon lit. J’étais prêt à leur sauter
au cou pour les étrangler, mais une douche glacée m’arrêta. Ils venaient de
déverser sur moi le contenu du seau qu’ils destinaient en principe à un autre
pensionnaire qui devait arriver plus tard. A la suite de cet épisode nocturne,
et pour éviter les surprises, longtemps j’ai préféré me coucher de bonne heure.
Paris pendant ma jeunesse bruissait de
manifs. On se sentait tenu d’y aller, ne serait-ce que parce que les Maos et
les Trostks du lycée comptaient les partisans ou les foies jaunes. J’y allais
bravement , car en plus je croyais – un peu au moins – à la Révolution. Souvent
c’était assez glorieux. On marchait derrière Sartre, Foucault, Deleuze, Clavel, Benny Levi alors dit Pierre Victor, et tant d’autres. Ou du moins le croyait-on car on était dans le
gros des troupes, ne voyant que rarement les leaders. On n’était d’ailleurs pas
sûrs qu’au moment où la manif se terminait, ceux-ci ne soient pas partis boire
un vin chaud ou un grog avec l’élite militante, pendant que le gros des
troupes, et surtout les professionnels du militantisme, affrontaient les
CRS. Un jour j’eus l’occasion de les
voir de plus près. C’était une énorme manif contre la Loi Debré.
Elle était partie bon enfant, les étudiants et lycéens regroupés brocardant
Michel Debré, alors ministre de la défense et promoteur d’une loi interdisant
les sursis pour service militaire, en l’affublant d’un entonnoir de brave fou
de la République. Je n’avais aucune intention de jouer les durs, seulement
de jouer les touristes. Mais à la fin de la manif, sur un grand boulevard, seuls
les durs s’apprêtaient à affronter la police. Ils avaient tous des foulards
pour se protéger, pas moi. Je ne sais comment, mais je fus poussé par mes
camarades, et finis par me retrouver,
par la pression de la foule derrière moi, dans le dernier carré militant, juste
au premier rang devant les CNRS, qui m’apparurent, en un rang serré à une
cinquantaine de mètres devant moi. Ils chargèrent, lancèrent les lacrymogènes,
et frappèrent tous les gens du premier rang de la manif, dont moi, déjà en larmes.
J’écrivis
un livre, non sans mal, sur un sujet intéressant. Je le soumis à un éditeur,
qui l’accepta (pour aller voir l’éditeur, on mettait une cravate, une
secrétaire vous faisait attendre dans une antichambre, et on avait l’impression
de passer un examen ou d’aller chez un notaire). A cette époque, on ne faisait
pas de photocopies, encore moins de fichiers informatiques, au mieux on doublait avec du papier carbone, et l'on tapait à
la machine à écrire (pour moi une petite Olivetti, mais pas question de carbone
pour un manuscrit de 300 pages, sauf si on donnait le manuscrit à taper par une dactylographe , ce qui coûtait trop cher). Je n’avais donc qu’un seul exemplaire.
Peu de temps après l’acceptation du manuscrit, l’éditeur me téléphona : le
manuscrit avait disparu, on ne parvenait pas à le retrouver. Je me lamentai, pensai
porter plainte, mais m’en abstins, car mon manuscrit était largement plagié :
je m’étais contenté de recopier quelques
livres de bibliothèque, et avais ajouté un liant de mon cru. C’était habile,
mais assez visible par quiconque aurait scruté un peu le texte. Mais quelque
temps après, j’eus la surprise de voir le livre publié chez un autre éditeur. On
l’avait volé, sans doute un concurrent avait pénétré dans le bureau et volé la
chemise contenant le tapuscrit, l'avait trouvé à son goût et publié sous son nom. Je pensais porter plainte. Peu de temps après,
un critique littéraire moins idiot que les autres s’aperçut de la supercherie,
et dénonça le plagiaire. Je riais sous cape, mais me gardai bien, évidemment,
de dire que j’étais l’auteur.
J’achetai une maison, sur le tard dans ma
vie, après avoir longtemps été locataire. J’en étais ravi. Elle avait une porte
et des fenêtres, comme le château du baron de Thunder-Ten-Tronckh, une jolie
cour arborée, un beau portail, et de nombreuses pièces. Elle était située dans
l’une des plus jolies communes de France, dans un cadre charmant, et le climat
y était doux. Je conclus l’affaire en quelques mois, en souscrivant à un
emprunt. On alla, chez le notaire, et l’on signa l’acte. Mais j’avais oublié un
détail. Quand je me rendis à la maison quelques heures après la signature, pour
prendre possession de mon bien, j’y trouvai un voisin, genre Séraphin Lampion, installé dedans. Je protestai.
Il me montra un texte de loi, qui disait que, quand une maison est vendue, le
propriétaire doit en prendre possession immédiatement, faute de quoi la
première personne qui franchit le seuil devient elle-même propriétaire. J’eus
beau retourner chez le notaire pour faire valoir mon droit, faire un procès, le
tribunal donna raison au voisin.