Chaval a décrit de manière inoubliable les
séances du Club des méprisants, dans lequel les membres du club regardent avec mépris le président, qui les regarde en retour de manière méprisante (Les gros chiens, Jean Jacques Pauvert,
1962, merci au blog Ultima). Je voudrais à présent décrire un autre club, celui des Modestes.
Le Club des modestes se réunissait tous
les premiers lundis du mois, dans un modeste local près de la gare de Lyon. Chacun arrivait là solitaire, de peur que la
présence d’un autre membre ne conduise à lui faire désirer d’être admiré, et
ainsi de risquer une quelconque bouffée de fierté inconvenante. Tous s’asseyaient
avec précaution, discrétion et humilité sur des bancs en bois inconfortables, de
préférence vers le fond de la salle, en jetant des regards furtifs autour d’eux,
afin de ne pas avoir l’air d’avoir de la hauteur. Ceux qui, contraints,
arrivaient en retard et devaient se mettre au premier rang se renfrognaient et
baissaient la tête. Quand la salle était presque pleine, et qu’arrivaient
honteux de se sentir ainsi signalés les retardataires, le président de séance, qui changeait à chaque séance pour ne pas avoir la grosse tête, de
manière très réservée, d’une voix presque inaudible, demandait à quelques
membres présents de faire un exposé. Alors un pauvre être tout flageolant de
honte de parler en public se levait et montait à la tribune. Il consacrait
habituellement sa communication, prononcée d’une voix douce, à un simple
commentaire d’un point mineur avancé par un auteur reconnu, afin de ne pas
avoir l’air de monter en épingle son sujet, ni de mettre en avant son choix,
dont il ne cessait de répéter qu’il eût pu en faire un autre, sur un sujet
tout aussi inintéressant et tout aussi peu digne d’être évoqué. La
plupart du temps, c’était une note en bas de page, un appendice, un
paralipomène, qui n’avait pas l’ambition d’apprendre quelque chose aux autres
modestes dans la salle. Au contraire : si l’un d’entre eux manifestait,
que ce soit par inadvertance ou volontairement, le moindre intérêt pour l’exposé
qui leur était fait, le regard réprobateur du président et des autres membres
fondait sur lui, et il comprenait qu’il s’était mis indûment en valeur en
suscitant la curiosité sur tel ou tel sujet. Il roulait alors rapidement le
papier qu’il lisait et s’enfonçait avec discrétion dans le groupe des modestes.
Il n’était pas seulement implicite – car tout
était implicite dans ce Club – qu’on dût manifester sa modestie au cours des
séances, mais aussi qu’on dût le faire dans la vie quotidienne. Les modestes
refusaient en conséquence toute distinction et tout honneur. Ils renvoyaient
systématiquement les propositions que ne manquaient pas – du fait même de leur
modestie – de leur faire telles ou telles autorités de recevoir qui la légion d’honneur,
qui tel prix de telle Académie ou Congrégation, qui l’honneur de donner telle
ou telle conférence prestigieuse devant un parterre tout aussi distingué dans
tel ou tel Palais ou tel Lieu de Savoir, de passer à telle ou telle émission de
Télé, de donner telle ou telle interview ou de paraître sur telle ou telle page
web lue par des milliers d’internautes. Je crois même qu’ils attendaient avec
impatience de recevoir ce type de proposition pour avoir le discret mais
néanmoins intense plaisir de les refuser. Ils passaient d’ailleurs leur temps à
regarder la télévision, à lire les pages internet ou les journaux, pour y voir
quelles people recevaient des hommages ou étalaient leurs ego et leur richesse, afin de se dire à eux-mêmes combien ils étaient étrangers à tout ce strass. Inutile de dire qu'ils fuyaient comme la peste les réseaux sociaux où chacun étale à destination du monde entier non seulement ses succès personnels et professionnels mais aussi ne laisse personne ignorer ce qu'a fait dans la journée son chien, son chat, ou son poisson rouge. Ils lisaient assidûment sur
le Journal Officiel les longues listes de promotions aux Grades de la Légion d’honneur
ou de l’ordre du mérite qui paraissaient deux ou trois fois l’an, afin de
froncer le sourcil quand ils voyaient qui était promu. La plupart du temps d’ailleurs
leur attente était satisfaite, car c’étaient bien les plus imbus d’eux-mêmes,
les plus péteux et les plus boursouflés qui recevaient ces décorations et
honneurs. Les modestes rougissaient au moindre compliment, et plongeaient la
tête dans leur col quand on les gratifiait d’une parole approbatrice. Si l'un d'eux était auteur de quelque opuscule, ou participait à telle ou telle activité artistique, et venait à être mentionné dans un journal il s'attirait immédiatement la réprobation des autres membres. Si un modeste était auteur, et venait à être cité, même seulement en note, dans un autre livre, il en allait de même (fort heureusement cela se produisait rarement car les auteurs détestent en général citer leurs confrères, même quand une citation s'imposerait). Pour éviter tout possible gonflement de leurs chevilles les modestes refusaient d'écrire des livres, romans ou essais. Ils se confinaient dans la note en bas de page, les postfaces, les travaux d'érudition et d'édition, tous au service de la gloire des autres et non de la leur propre. Si le
président et son scrupuleux secrétariat venaient à apprendre que l’un des membres
du Club avait accepté un hommage ou un prix, ou qu'il avait écrit un livre qui aurait pu être lu (bien improbablement, car en ces temps digitaux plus personne ne lisait de livres), ce membre était
immédiatement exclu du Club. Bien entendu ils avaient tous été, pendant leurs années scolaires et universitaires, des élèves effacés, installés à côté du radiateur, au fond de l'amphi, et évitant les prix et récompenses. Ils étaient souvent les derniers de leur classe, mais réussissaient néanmoins, sans le vouloir, à passer dans la classe supérieure ou réussir l'examen. Alors ils étaient pris d'une grande honte.
Les Modestes n’étaient pourtant pas des médiocres.
La plupart étaient talentueux, et avaient de grands mérites. Mais la
surveillance intense, à la fois ab
interno et ab externo dont ils
étaient l’objet, finissait par faire d’eux des Salavin, qui, à l’instar du
héros de Georges Duhamel, n’osent même pas saluer leurs supérieurs de peur d’avoir
envie inopinément de leur toucher l’oreille.
On ne sera pas surpris que les adhésions
au Club aient fini par s’épuiser, et que un à un, les modestes l’aient déserté.
Leur propre présence aux réunions leur était d'ailleurs devenue insupportable. Ils craignaient à tout moment qu'un journaliste, un badaud, attirât l'attention sur eux et vienne à croire qu'ils se distinguaient. Le Club ferma, en toute discrétion. * Certains d’entre eux ont fait ensuite carrière dans le monde, et c’est sans vergogne
aucune qu’ils se sont lancés à la chasse aux honneurs, bien souvent sans les mériter.
* J'essayai, quelque temps après la fermeture du Club, de visiter la Salle dont on m'avait indignement
exclu jadis ( j'avais publié un ouvrage de logique, qu'on prit pour une manifestation d'orgueil, et que mes modestes collègues taillèrent en pièces). J'y trouvai , jonchant le sol, des tickets de cinéma pour la film Modesty Blaise avec Monica Vitti, des brochures pour un voyage à Modesto, en Californie, et un album de Modeste et Pompon, qui éveilla en moi des souvenirs enfantins ( une rareté car , à ma connaissance, ce fut la seule collaboration d'André Franquin au journal Tintin; chose intéressante il y avait dans cette BD un ancêtre de Gaston Lagaffe, Félix; et les personnages, assez falots furent repris ensuite par Dino Atanasio, qui dessinait aussi les aventures de Spaghetti et Prosciutto ). Pour être précis, il s'agissait de l'album Bonjour Modeste ! La série fut reprise avec des titres comme ça suffit Modeste!