Pour
des jeunes gens qui entraient dans la vie et le système scolaire au début des
années 1960, et surtout quand ils étaient issus, comme la plupart, de la petite
bourgeoise qui accédait alors à des études impensables jusqu’alors pour leur
classe sociale, il était impossible d’ignorer l’immense besoin de vérité
qu’appelait cette quasi-élection au règne du savoir que représentait le simple
fait d’entrer en sixième au lycée. Que nous soyons des fils de petits
bourgeois, des fils d’instituteurs, de caissières ou de secrétaires, de
paysans, d’ouvriers, nous mesurions la chance qui nous était donnée. Nous
savions, tout jeunes, ce que vérité et mensonge voulaient dire socialement et
intellectuellement. Nous avions eu, hors univers scolaire, une vague idée des degrés
de mensonge que le système politique pouvait produire en ces débuts de la
Cinquième République, vers 1962 ou 63. Nous avions une vague conscience de
l’hypocrisie politique de la guerre d’Algérie et du système gaullien, et nous
n’avions qu’une idée encore trouble de ce que faisaient les CRS dans les
manifs, qui – communistes et autres - tabassaient avec leurs
« bidules », mais les exploits de l’OAS, et ceux des flics qui
étaient supposés les réprimer, étaient venus à nos jeunes oreilles. Nous
entendîmes bien parler, au fil des années 60, de tabassages, de ratonnades, et
de plasticages, et il ne nous échappait pas, quand on voyait sur les murs
les affiches électorales de Jean Louis Tixier-Vignancourt, qu’il n’était pas
vraiment un homme de gauche. On avait aussi entendu parler de l’affaire Ben
Barka et des barbouzes, dont l’un, Georges Figon, avait un nom qui sonnait
comme une porte de prison. Mais nous n’avions guère de conscience politique.
Nous pensions que travailler en classe, apprendre les savoirs de la
bourgeoisie, latin-grec-lettres, nous donnerait les armes nécessaires. Mai 68
vint, et nous démentit. Des petits bourgeois organisèrent des révoltes, mais en
vain. Ceux qui avaient plus d’expérience, de mémoire des luttes ouvrières, et
de blessures, savaient mieux que nous.
Dans notre idéalisme, nous nous doutions bien de quelque chose, pourtant. Quand j’étais en khâgne au lycée Henri IV, il arrivait souvent que l’on nous donne une version latine ou grecque le matin pour le soir, ce qui nous obligeait à aller la travailler à la Ginette l’après-midi, où se trouvaient les dictionnaires pertinents. Plus d’une fois, quand une difficulté de vocabulaire était résolue par une page du Gaffiot ou du Bailly, et qu’il y avait peu d’exemplaires de ces Sésame du Sens disponibles dans la bibliothèque, je trouvais la page en question arrachée. J’avais été précédé par un camarade attentionné qui non seulement avait réalisé que l’on ne pouvait traduire la version sans cette page de dictionnaire, mais qui avait jugé qu’il valait mieux que les concurrents ne la connaissent pas. Plus tard, à plus d’une reprise, par exemple à la Bibliothèque de l'Ecole normale, quand tel document était rare, je constatai que mes camarades attentionnés n’avaient pas hésité à le subtiliser pour s’en assurer le privilège, et plus d’une fois je m’aperçus que des affiches annonçant telle bourse ou opportunité sur le tableau de l’école normale avaient, une fois lues, été arrachées ( je retrouvais ainsi l'expérience de Mortimer à la British Library )[1].L'internet devrait nous préserver, aujourd'hui, de telles vilénies potachiques. Mais le fait que tout y soit accessible signifie-t-il qu'il n'a pas ses secrets et ses biais?
Alain Dewerpe savait mieux que quiconque ce qu’était un bidule, et il avait une conscience politique bien plus adulte que la plupart de ses camarades khâgneux . Il était bien placé pour s’intéresser, quand il devint historien professionnel, autant au monde ouvrier, auquel il consacra ses premiers travaux, qu’à celle de la police et du renseignement. De ses deux maîtres livres, Charonne, 8 février 1962, Folio , Gallimard 2006, et Espion, Gallimard 1994, est le moins connu, mais c’est à mon sens le plus passionnant et le plus profond. A la différence de Charonne, ce n’est pas une analyse concentrée sur un événement, mais c’est la description d’un phénomène, qui n’est ni l’histoire d’un métier, ni celle d’individus qui l’ont exercé, ni celle d’une institution, puisque ce métier, ces individus et cette institution sont supposés ne pas exister, quand bien même ils sont omniprésents depuis qu’il y a des guerres et des gouvernements, et ont, depuis le dix-neuvième siècle, leurs bureaux, leurs bâtiments (Piscine, Loubianka, siège de la CIA), leurs codes d’honneur, etc. Mais comment les fins diplomates et les « honorables correspondants » peuvent-ils avoir leurs codes d’honneur, s’ils font un métier qui n’est guère honorable et côtoient les mouchards, les délateurs, les agents doubles ou triples? L’histoire du secret, c’est aussi celle de la trahison et de l’infamie, de la relation entre la morale privée et la morale publique et de l’absence de l’une et de l’autre. C’est aussi l’histoire de la manière dont information, la vérité, et le mensonge se côtoient, dans entrecroisement du vrai et du faux dans les attitudes, dans la politique et dans la guerre civile dont l’espionnage est la pointe avancée.
Ce livre pionnier, parcourant un terrain presque vierge (des histoires de la
police et du complot lui doivent beaucoup) ne fait pas seulement l’histoire des
services secrets, du renseignement et des deuxièmes bureaux, de l’âge classique
à l’époque contemporaine, montrant comment on est passé de l’espionnage
guerrier et encore artisanal de l’Ancien régime à la police généralisée d’aujourd’hui.
Il fait aussi, à travers les diverses incarnations de l’espion qui, au fil des
âges, passe du statut d’aristocrate dilettante à celui de soldat de l’ombre et
à celui d’agent très spécial à la James Bond pour finir en barbouze ou en
fonctionnaire grisâtre à la Le Carré, une analyse des limites indécises qui
existent entre paix et guerre, entre héroïsme et trahison, entre
honnêteté et vol, entre public et privé, entre vérité et mensonge. Entre
récit véridique et fiction, et ce n'est pas l'un des moindres éléments du
livre de Dewerpe que son chapitre 8, "les scandales de la
révélation" , qui est une analyse passionnante de l'évolution du roman
d'espionnage et de la figure de l'espion dans la littérature.
Le rôle de l’espion a changé à travers l’histoire. Dewerpe montre comment
cette figure s’est construite. D’abord au sein d’un univers où la
tromperie et le secret faisaient partie intégrante de la politique, puis en
opposition au souci de transparence et de publicité de l’âge des Lumières, et
enfin comme une sorte de double obscur de la démocratie, « retour de la
parole refoulée de l’ordre politique contemporain ». Mais l’historien
insiste aussi sur ce qui n’est pas historique dans l’usage du secret
« comme si la pratique de la dissimulation, de la tromperie, du silence,
relevait d’une immobile et invariante nature du politique » : le
pouvoir ne peut jamais se dire - arcana imperii – mais il
doit se montrer sans cesse. Dewerpe ne cesse, dans Espion, de mettre au
jour le statut paradoxal du secret : on le cache, mais il est de
Polichinelle, la divulgation fait partie de sa nature même, ostentatio
arcanorum. Le secret est une constante de la vie politique. Il n’y a
pas plus, en ce sens, d’ « histoire du secret » qu’il n’y a
« d’histoire de la vérité». Ce serait entretenir, comme Foucault l'a
fait par ruse ou par négligence, la confusion entre la vérité et le dire vrai.
Cependant doit-on, comme les plotiniens, les heideggeriens ou Pierre Boutang
soutenir il y a du secret en soi, une zône de l'être à jamais cachée ? Le
secret est le fait de cacher la vérité, mais il est dans le cache-cache, pas
dans une essence à dévoiler. La variété des jeux de cache-cache a, quant à
elle, une histoire, comme le dit Dewerpe toute « une histoire dormante,
aux flexures presque inaudibles » des manières dont on a caché la vérité,
refusé de la dire, comploté pour la dévier, payé des gens pour la rendre
indéchiffrable, pour la mettre en évidence aussi, de manière à faire croire et
tromper ceux qui voulaient savoir. Espionner, nous dit Dewerpe, « c’est à
la fois rechercher une vérité positive sciemment obscurcie ; dévoiler une
réalité qui s’avance masquée, et viser à tromper, à mentir, afin d’accaparer
cette vérité et, par le mensonge, imposer à l’autre l’erreur qui le portera à
la défaite. »
Il n’est pas étonnant que ce grand livre d’histoire, écrit dans un style d’une
densité d’une tension rares, soit aussi un grand livre de philosophie et pas
seulement de philosophie politique. Faire une histoire de l'espionnage n'est
pas la même chose que faire une histoire du vol, de l'imposture, de
l'escroquerie ou de la trahison, mais c'est côtoyer la dimension
métaphysique de haut vol de ce que l'on peut appeler le crime contre la
vérité. Une histoire de ce crime est à faire. Mais ce livre en trace un
chapitre. Le sujet est éternel , mais aussi très contemporain. Tous ceux qui
aujourd’hui réfléchissent sur la nature de l’information et de la connaissance
à l’ère de l’internet devraient lire ce livre, tant ses leçons peuvent
s’étendre à notre univers numérique. Nos « réseaux sociaux » ne
sont-ils pas, au-delà de vitrines supposées de la démocratie de l’information,
des descendants des réseaux d’espionnage étatiques ? S'est-on demandé, par
exemple, pourquoi les gens aujourd'hui sont si gentils, si tolérants, si
ouverts, alors même que règne partout la guerre?
Dewerpe montre que l’espionnage est le corrélat de l’extension de la guerre à
la sphère privée dans le monde contemporain. Que l’empire du faux semblant et du
mensonge soit passé de moyen de lutte entre les Etats à l’expression d’une
lutte interne à l’individu est un changement lourd de sens, dont nous mesurons
tous les jours les effets. Pourquoi doit-on toujours taire la vérité, prendre
des poses et respecter la political correctness, alors même que le
savoir semble accessible universellement? Pourquoi cherche-t-on la vérité
en même temps qu’on doit sans cesse la cacher ? Qui la possède et a le
droit de la posséder ? Pourquoi le progrès du savoir doit-il aller de pair
avec une surveillance universelle ? On pourrait être tenté de lire dans
l’histoire racontée par Dewerpe une sorte de redoublement d’une leçon
nietzschéenne ou foucaldienne: la vérité n’existe pas, elle n’est qu’une
fiction, une sorte de joker dans un jeu de dupes et de masques au
service de la poursuite du pouvoir et de la domination [2]. Quand
il nous dit par exemple (p. 256) que " faire croire est le corollaire du
désir de savoir" et que " l’objectif d’assurer les voies de la vérité
pour soi même est en effet corrélativement lié à celui d’empêcher l’adversaire
de faire de même" on pourrait penser que la vérité n'est qu'un jeton dans
le jeu politique, qui passe de main en main. On pourrait aussi noter une très
curieuse absence dans ce livre: il ne cesse d'y être question du secret , mais
on ne nous dit jamais de quoi le secret est le secret, quels sont les contenus
de vérités autour desquels se joue le jeu des espions. Des bases secrètes de
SPECTRE , comme dans James Bond ? Des plans d'armes, comme dans l'affaire
Dreyfus? Des plans d'aspirateurs, de drones, d'autoroutes ? Des projets de coup
d'état ? Des noms de Carbonari ou de membres de la bande à Bonnot? A la
limite, n'importe quoi, comme un plan d'aspirateur, peut faire démarrer
l'espionnage. Cela renforcerait l'idée que la vérité est comme le pouilleux au
jeu du même nom, quelque chose comme le snark .
Mais Alain Dewerpe ne dit pas que la vérité est une fiction. Si les vérités sont telles que les espions les cherchent, c’est qu’elles existent, qu’il y a des faits à découvrir ou à cacher, qui méritent qu’on risque sa vie ou celle des autres pour les obtenir ou les entretenir. La vérité est une ressource et un bien précieux, pour lequel il vaut la peine de se battre, mais dont il faut toujours avoir conscience que les conditions de la vie politique contemporaine font qu’elle est manipulée et que les adversaires chercheront à travestir. Edward Craig , dans Knowledge and the State of Nature, a suggéré que la connaissance est ce qui est fourni par de bons informateurs ou de bons témoins. A un moment de son livre (p.322) , Dewerpe parle d'une épistémologie de la science politique du secret. Mais on peut,à partir de son livre, réfléchir sur l'épistémologie tout court. Le témoignage, le passage du témoin du vrai et du faux n'est pas seulement un passage de croire et de faire croire. c'est aussi un passage de savoir. La vérité doit bien être une ressource et une valeur réelle, si le jeu a un sens. C’est aussi ce qui donne sens au travail de l’historien, qui se met au service de la vérité quand il analyse aussi bien les dissimulations d’Etat dans l’organisation de la police et du renseignement que quand il s’agit de mener la politique démocratique, qui n’est le plus souvent qu’une « forme sublimée de la guerre civile."
Il y a un
passage fameux de la Guerre du Péloponnèse où Thucydide quitte le ton
distancé de l’historien et fait brièvement allusion à son rôle dans la
politique athénienne. Alain Dewerpe, en dédicaçant son livre sur Charonne à la
mémoire de sa mère, avait toutes les raisons de mesurer combien son destin personnel
pouvait peser sur ses choix d’historien. Mais pas plus que son lointain
prédécesseur il n’est intervenu en son nom propre dans l’entreprise de
description des conditions objectives des phénomènes qu’il avait choisi
d’analyser. Il est, pour ainsi dire, lui-même dissimulé en même temps que
totalement présent dans la trame des faits qu’il analyse de manière
parfaitement froide et détachée. Cela ne rend que plus profonde et plus
dramatique son entreprise.
[1] A propos d’affiches arrachées, et dans un tout autre contexte, je me
rappelle aussi une affiche d’un colloque de philosophie analytique sur « survenance , esprit et action» ,
qui avait été en 1999 affichée dans la plupart des départements de philosophie
parisiens, et arrachée avec zèle.
[2] L’influence de Surveiller et punir est
patente, mais AD va bien plus loin que Foucault , qui en reste à la surface.