Dans son dernier article dans la NRF, « Qu’est-ce que la
critique ? » (1er
mai 1954, 814-822), Julien Benda écrivait : « On confond l’examen
d’un ouvrage de l’esprit avec celui d’une personnalité ; au lieu de faire
de la critique littéraire, on fait de la psychologie. » Il dénonce l’intérêt
que l’on porte à la biographie et à la psychologie des auteurs, l’idée que l’on
doive « coïncider, communier avec
le créateur » pour en faire la critique. Pour lui le critique « doit
chercher la vérité en se détachant de sa direction naturelle pour son
époque ». « La critique, dit Benda, c’est le jugement ».
Il y a belle lurette que plus personne ne
voit les choses ainsi. Qu’il s’agisse de livres, de films, de pièces de
théâtre, de disques, de concerts ou d’opéras, ou même d’un simple spectacle, si
l’on écrit quoi que ce soit à ce sujet, sous quelque support, il est devenu
impensable de détacher la critique qu’on en fait de la personne de l’auteur et
de l’époque, non pas parce qu’on ferait de la psychologie – il y a bien
longtemps aussi qu’on y a renoncé et qu’on dénonce le psychologisme– mais tout
simplement parce que plus personne ne croit que la critique puisse être
objective. Du temps de Benda on pouvait encore croire que le critique et
l’auteur avaient avoir quelque chose en commun – et c’est pourquoi la
conception fusionnelle que Benda attaque avait encore cours, mais de nos jours
plus personne n’y croit. La critique aujourd’hui semble reposer sur deux
principes plus ou moins explicites : a) le critique n‘exprime que son
propre point de vue, nécessairement subjectif et donc, s’il est négatif ,
encore plus subjectif, car (b) la règle implicite de toute critique est qu’elle
doit plaire avant tout à l’auteur et à ses représentants (éditeurs, agents,
affidés) et servir exclusivement à faire
sa publicité, donc ou bien le critique est un cire bottes ou il est hargneux et
mauvais, mais subjectif et donc injuste- où l’injustice signifie « méchant
envers moi et mes amis». Bien entendu on ne cessera pas de parler du
« film le plus Y de tous les temps » comme Hollywood en a promu le
concept depuis des lustres (tout film produit en Californie est comme le Grand
Canyon : unique), du livre le plus Z de l’histoire de l’humanité, de la
représentation théâtrale la plus W depuis Hernani», de l’acteur le plus Z
depuis Mounet-Sully » , du chanteur
le plus R depuis Caruso, etc.). Mais
alors qu’est-ce, pour notre époque, que la justesse critique ? Comme
on ne peut pas plaire à tout le monde, c’est de ne déplaire à quiconque.
Ajoutez à cela le principe selon lequel il y a des occasions multiples de déplaire,
et vous obtenez la base de la correction politique, dont l’essence est que tout
le monde il est beau tout le monde il est gentil, et si possible au degré maximum
et dans tous les mondes possibles, comme dans le système du Docteur Pangloss. Comme le dit encore Benda, on remplace la critique de discussion par la critique de concussion ( "Sporades", NRF 264, 1935, p.350)
Le résultat est que l’on ne sait plus,
quand un compte rendu dit du bien d’un livre, s’il en dit en fait du mal. Mais
aussi que quand un compte rendu dit du mal, on est incapable d’y voir autre
chose que de la polémique. La plupart
du temps on appelle polémique le fait de s’attaquer à des personnes plutôt qu’à
des idées, de pratiquer l’argument ad
hominem. On pourrait s’attendre à ce que nos contemporains, quand ils
réprouvent la polémique, éprouvent à l’inverse un grand sens de l’argument et
de la nécessité d’invoquer des raisons objectives de ce que l’on avance dans
une discussion. Mais ce n’est pas le cas. Au contraire il semble que même la
simple discussion des idées ou l’argument pro et contra, argumentée, soit a priori considérée comme
polémique. En bref, la moindre critique ou le moindre dissentiment, même formulés
raisons et arguments à l’appui, sont à
présent traités comme « polémique ». Par un tel critère des disputes
philosophiques célèbres du passé (pour ne pas parler de celles qui agitèrent
les Lettres, comme la querelle des Anciens et des Modernes) comme celles du bergsonisme, de
l’existentialisme et du structuralisme, la controverse entre Gilson et Bréhier
sur la philosophie « chrétienne », ou la querelle « Alquié
–Gueroult » sur la lecture de Descartes, apparaissent comme des
« polémiques ». Nombre d’écrivains, comme Paul-Louis Courier, William Hazlitt ou Karl Kraus, mais aussi Benda (et ceux qui écrivent sur lui), doivent
leur défaveur littéraire au fait qu’on les présente comme des
« polémistes ». C’est encore plus vrai en philosophie.
Mais encore faut-il savoir de quoi on
parle. Il y a deux sortes de polémiques et de conflits. Les unes mettent en jeu
des acteurs qui partagent les mêmes arrière-plans, les mêmes règles, les mêmes
objectifs intellectuels, et qui sont des pairs intellectuels, non pas au sens
où ils savent les mêmes choses, mais au sens où ils respectent les mêmes
valeurs, et sont par là même respectueux des opinions d’autrui. Cela n’exclut
pas des épisodes très rudes, comme me le disait jadis un de mes collègues
français ayant beaucoup pratiqué les universités américaines :
« C’est extraordinaire combien ils
se chient sur la gueule ». Mais ces épisodes, tout le monde les supporte,
car ils viennent sur fond d’un accord fondamental, comme c'était le cas des discussions de Malebranche et d'Arnauld, de Leibniz et de Bayle, de Descartes et de ses objecteurs. Les autres polémiques
mettent aux prises des gens qui ne partagent ni principes ni méthodes. C’est
peut- être dans celles-là qu’il faut être le plus possible poli tout comme on
mettait jadis les patins quand on entrait dans un appartement bourgeois au
parquet ciré, ou comme quand des touristes ont à traverser un petit village
dans un pays un peu sauvage, où tous les habitants se réunissent le soir sur la
place du village et regardent d’un mauvais œil les étrangers. Peut être est-ce que nos contemporains veulent : comme il ne peut pas y avoir d’accord, car il n’y
a pas de dialogue rationnel possible et que la raison est impossible, il faut
mettre les patins quand on parle aux gens, il faut marcher sur des oeufs.
Michel Foucault
écrivait :
« Je n’aime pas, c’est vrai, participer
à des polémiques. Si j’ouvre un livre où l’auteur taxe un adversaire de
« gauchiste puéril », aussitôt je le referme. Ces manières de faire
ne sont pas les miennes ; je n’appartiens pas au monde de ceux qui en
usent. A cette différence, je tiens comme une chose essentielle : il y va
de toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la
relation à l’autre. Dans le jeu sérieux des questions et des réponses, dans le
travail d’élucidation réciproque, les droits de chacun sont en quelque sorte
immanents à la discussion. Ils ne relèvent que de la situation de dialogue.
Celui qui questionne ne fait qu’user du droit qui lui est donné : n’être
pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d’une information
supplémentaire. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d’aucun droit
excédentaire par rapport à la discussion elle-même… Le polémiste, lui, s’avance
barbé de privilèges qu’il détient d’avance et jamais il n’accepte de
remettre en question. Il possède, par principe, les droits droit qui
l’autorisent la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste, il n’a
pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un
adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l’existence constitue une menace… Il faudra
peut-être un jour faire la longue histoire de la polémique comme figure parasitaire
de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité. » (« Polémique,
politique et problématisations », Dits et écrits, IV, p. 5991).
Il est extraordinaire que ce soit un
intellectuel nietzschéen, pratiquant une grande violence dans l’interprétation
et conscient du fait que la vie intellectuelle est un état de guerre de tous
contre tous et ne faisant pas mystère du fait qu’il se tenait lui-même dans un
telle position agonistique, n’ayant
lui-même pas rechigné à la polémique (par exemple dans sa fameuse querelle avec
Derrida sur « Mon corps ce papier, ce feu » ) qui vienne nous rappeler des règles de
bienséance qui, bien qu’elles fussent sans doute au fronton des salons du
XVIIIeme siècle, n’ont sans doute jamais respectées, ni même depuis lors. Foucault
est encore plus hypocrite quand il nous dit qu’il entend respecter « toute
une morale, celle qui tient à la
recherche de la vérité et la relation à l’autre », alors qu’il ne
cesse de dénoncer la vérité comme un idéal creux. Le moins que l’on puisse dire
est que Foucault ne manquait pas de culot. S’il avait vraiment respecté la
vérité, il aurait accepté la polémique, et il aurait vu que le vrai polémiste
ne s’accorde aucun droit, mais au contraire respecte ses devoirs envers la
vérité. Si le philosophe poitevin assimile, comme le font la plupart de nos
contemporains, la polémique à l’impolitesse, à la haine ou à l’insulte, c’est
parce qu’il refuse de voir dans celle-ci l’expression normale de la critique. Car
la polémique ne veut dire insulte ou attaque ad hominem que pour ceux qui croient qu’il ne peut jamais y avoir
de discussion rationnelle et pour ceux qui réduisent l’accord rationnel au
consensus. La vraie discussion
rationnelle et la saine critique est nécessairement polémique. La converse ne
vaut pas, mais uniquement parce que les polémiques d’aujourd’hui sont devenues
des insultes, reposant sur des pétitions de principe, et parce que les gens
mêmes qui sont supposés représenter l’esprit en ont totalement perdu les lois.
Les polémiques du passé portaient souvent sur de grands sujets opposant des
auteurs sur des thèses et sur des grandes orientations intellectuelles :
les adversaires ne discutaient qu’à partir des points d’accord. C'est ce que voyait Deleuze à la différence de Foucault, mais pour rejeter la discussion: "Comment
discuter
si l'on a pas un fonds commun de problèmes, et pourquoi en discuter
si l'on en a un ? ». Pour lui la discussion, c'est du simple bavardage : il ne venait pas à l'esprit à Deleuze qu'on puisse s'accorder sur un certain nombre de principes, mais néanmoins discuter. Alquié détestait Guéroult, mais il se battait
avec respect de l’adversaire. Bréhier et Gilson n’était pas amis mais ils savaient
ce que controverser veut dire. Ces disputes avaient du sens. La question de savoir si l'on peut être philosophe et croyant est encore essentielle, surtout en nos temps où la fondation Templeton distribue des millions de dollars à des philosophes universitaires, et où le relativisme vient au secours de la religion. Les
querelles d’aujourd’hui portent essentiellement sur des imputations qui sont
autant de pétitions de principe: « antisémitisme » « homophobie », « antiféminisme »,
« philosophe analytique », « infâme continental ». On
n’accuse plus X ou Y de soutenir telle thèse au nom de telle autre thèse, et on
ne donne plus d’argument. On accuse simplement X ou Y de culpabilité par
association. Dans l’affaire Sokal, on ne s’intéressa qu’au fait que des
intellectuels français étaient attaqués, pas au contenu de leurs écrits, qui
eût suffi à faire preuve (négative). Dans l’affaire Heidegger, on ne
s’intéressa qu’aux affiliations du Recteur de Fribourg au parti nazi, pas à
nature de ses écrits philosophiques (qui ne résistent pas à l’examen, pour des
raisons qui n’ont rien à voir avec la politique ou l’idéologie), dans l’affaire
Benda on ne voit que les noms villipendés, comme celui de Bergson, pas les arguments. Si seulement les gens
pouvaient s’envoyer à la figure des : « Espèce de pétitionnaire principii ! Vas donc, eh ! non sequitur ! Vas te
faire voir, espèce d’ignorant d’elenchi ! »
Au moins les sophistes de jadis, les Gorgias et Protagoras, savaient ce
qu’était un sophisme.
Ce qui vaut de la polémique vaut aussi de
la satire. La satire est tenue comme de la polémique, et condamnée pour cela. Mais
la satire et la polémique sont l’essence
de l’automobile de l’esprit.
PS. JC Milner, Y a t- il encore une vie intellectuelle en France ? Verdier
2002, et Jacques Bouveresse, « Polémique
et consensus » , in Valérie Robert, ed.
Intellectuels et polémistes dans l’espace germanophone, Presses de la Sorbonne
nouvelle 2003, ont dit tout cela bien mieux que moi.