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samedi 30 août 2025

Un langoureux vertige

 


François Dumont, Variations Vertigo. Le sot l’y laisse, 62 p., 15 €


Deux écueils guettent quiconque écrit sur Hitchcock, et notamment sur un film aussi célèbre que Vertigo (au titre français tellement imbécile que tout le monde s’en tient à l’original). Le premier est celui de l’hitchcockologie : tout comme la tintinologie, c’est une science que tout le monde se vante de pratiquer, accumulant les clins d’œil érudits. Elle est d’autant plus aisée que les schèmes répétitifs, indices, et citations sont si nombreux dans l’œuvre du Maître que l’on adore jouer au jeu qui consiste à les repérer.

Le second est ce que l’on peut appeler le syndrome du tourisme cinéphilique. Le phénomène est connu : quand un lieu et les personnages d’un film sont devenus emblématiques, nous ne pouvons plus nous y rendre sans y superposer ces images. Quand je suis allé à Monument Valley, j’étais dans La chevauchée fantastique, quand je vais sur les Champs-Élysées, je ne peux m’empêcher d’y voir Jean Seberg vendant le Herald Tribune, je ne peux aller au parc Monceau sans revoir sa boulangère, je ne revois pas Vienne sans le Troisième homme, Ostie sans la petite Paola de la scène finale de La dolce vita, etc. Même les lieux que je croyais à l’abri de ces pollutions filmiques, comme les garrigues provençales, sont infectés de mes souvenirs pagnolesques. Vertigo, bien plus que tout autre film situé à San Francisco, est devenu une destination de tourisme californien.

François Dumont, écrivant, à la suite de bien d’autres, sur ce film nommé en 2012 par un jury de 846 experts « le plus grand film de tous les temps » et « le plus étudié de toute la carrière d’Hitchcock », évite ces écueils avec brio, parce que son but n’est pas d’ajouter aux commentaires, filmiques et philosophiques de Vertigo, ni de repasser son bac option cinéma, mais de faire une expérience de pensée : que se passerait-il si, se laissant tomber dans l’univers onirique du film en tournoyant comme le personnage du générique, il parcourait les spirales de cette intrigue selon le principe eadem mutata resurgo, toujours le même mais toujours différent ? Tous les films de Hitchcock convient le spectateur à prendre le point de vue du personnage, et à se laisser happer par lui. Mais le spectateur très érudit qu’est l’auteur de ce livre n’est pas happé ici de manière linéaire, non seulement parce que le film est fait d’allers et retours – la scène primitive de la chute du toit, le retour vers le passé de Carlotta Valdes, de Scottie vers les lieux de sa rencontre initiale avec Madeleine, de Scottie et Judy là où Madeleine est tombée du clocher – mais aussi parce que nous revisitons le film à travers des volutes successives, comme lorsque, debout devant un zinc de café italien, nous remuons pensivement avec notre petite cuillère la surface de notre capuccino, et y découvrons la forme du chignon de Madeleine-Kim Novak, le vrai MacGuffin du film.

Variations Vertigo, de Francois Dumont : un langoureux vertige

 

La première de ces volutes nous entraîne dans le roman qui a servi de base au scénario, D’entre les morts, de Boileau et Narcejac, au décor provincial français, qui paraît ridicule comparé au film (le détective Flavières y suit une Madeleine dans une Simca alors que Scottie en suit une au volant d’une DeSoto). Le changement majeur chez Hitchcock vient de ce coup qu’il fait au spectateur de lui révéler le fin mot de l’histoire – c’est Elster qui précipite sa femme dans le vide et pas la Madeleine dont Scottie s’était épris – alors que le héros l’ignore et va l’apprendre dans la seconde partie du film. Mais Boileau et Narcejac sont de bons guides : ils préfiguraient déjà le thème central de la femme revenue des morts Celle qui n’était plus, plus connu sous le nom des Diaboliques par le film de Clouzot.

La seconde volute est constituée par toutes les réminiscences intra-et extra-hitchcockiennes qu’évoquent les scènes du film. On tombe souvent de haut chez Hitchcock (au propre et au figuré : la chute est le trope de la surprise et du suspense). François Dumont fait une liste non exhaustive de toutes les chutes chez Hitchcock : le maître-chanteur qui tombe du haut de la coupole du British Museum dans Chantage ; l’agent nazi qui tombe du haut de la statue de la Liberté dans Correspondant 17 ; celle – déjà – de James Stewart dans Fenêtre sur cour ; la monte-en-l’air qui va tomber dans l’air dans La main au collet ; et bien sûr Eve Kendall s’apprêtant à tomber du haut du mont Rushmore, rattrapée pour monter dans la couchette du train qui entre dans un tunnel à la fin de La mort aux trousses, l’une des plus belles prolepses du cinéma. Vertigo est la quintessence de la chute : celle à laquelle échappe Scottie, celle de Madeleine devant le Golden Gate, celle de Madeleine du haut de la tour, puis, rebelote, celle de la Judy démasquée. François Dumont commente longuement les échos de Rebecca dans Vertigo. Dans les échos extra-hitchcockiens, il repère ceux de Brian De Palma dans Obsession, ceux de Chris Marker, grand commentateur de Vertigo, et de Mullholland Drive, de La captive de Chantal Ackerman, et bien d’autres.

La troisième spirale est la plus belle. C’est celle des réminiscences littéraires que cette histoire de fantômes fait ressurgir. D’abord la Sylvie de Nerval, où la tante voit Sylvie dans la robe de sa jeunesse (comme Joan Fontaine portait celle de Rebecca), qui fait écho à la scène clef de Vertigo, où Judy, abandonnant son pull vert et son apparence vulgaire (1), revêt le tailleur gris de Madeleine et réapparaît, d’entre les morts et incarnant la mort elle-même, nimbée d’un autre vert, quasi sirkien, « dans la gloire verdâtre de l’inexistence ».

Variations Vertigo, de Francois Dumont : un langoureux vertige

 

L’obsession même de Scottie à faire revenir Madeleine dans Judy fait penser à l’aventure rêvée de Gérard avec Jenny Colon que cite Dumont : « J’ai pris au sérieux les inventions des poètes et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d’une personne ordinaire de notre siècle » (Aurélia). À partir de là, tous les spectres reviennent : ceux d’Eurydice, de la Béatrice de Dante, de Kleist (Mikael Kolhaas), de Gautier (Spirite), et surtout d’Adieu, étonnante nouvelle du Balzac « philosophique » : un soldat de Napoléon croit avoir perdu sa fiancée sur la Bérézina, la retrouve amnésique et, pour faire revivre son amour, reconstitue le fleuve et une fausse Russie dans la forêt de L’Isle-Adam (Villiers du même nom s’en souvint-il dans Véra ?), pour la voir mourir dans ses bras quand elle revoit la scène. Zu spät, comme dira Scottie. Hitchcock voulait dans son film une atmosphère gothique comme dans l’hôtel McKittrick qui rappelle la maison Bates de Psychose, pensant sans doute à des références romantiques et victoriennes, ou peut-être au James de La chambre verte que son complice Truffaut reprendrait.

Variations Vertigo, de Francois Dumont : un langoureux vertige
Portrait de Jenny Colon (1808-1842) 


La quatrième volute ou spirale est celle des lieux du film. On a beaucoup écrit sur la San Francisco de Vertigo, sur laquelle aussi le songe s’épanche dans la vie réelle, où la Californie espagnole et catholique de la Mission Dolores et de la Mission San Juan Battista vient se heurter au monde WASP incarné par un James Stewart au visage ordinaire et au style bien connu « Where’s my left shoe ? », et par la compatissante Midge-Barbara del Geddes, qui deviendra l’insipide maman de J.R. dans le feuilleton Dallas. Ce parcours californien, dans les séquoias de Muir Woods, sur la côte Nord de la Baie, là où Madeleine tombe dans les bras de Scottie, près de la Bodega Bay où iront voler méchamment les oiseaux, dans les rues qui descendent de Nob Hill, dans le parc du Praesidio où les amoureux se bécotent, sur la route qui va vers Carmel et la Mission fondée par le père Junipero Serra (dont la bibliothèque contenait la Formal Logic de De Morgan, que Scottie n’aurait jamais eu l’idée de lire), ce parcours nous le refaisons sans cesse. Nous y ajoutons les souvenirs de nos amours perdues et pourchassées, comme celui d’une Irlandaise mystérieuse ou d’une Adrienne de notre adolescence, et irions presque jusqu’à reconstituer, dans le fond de nos jardins, de petits Golden Gate sur des bassins dans des rochers, pour y faire tomber sans cesse Kim Novak qui, quoi que les puristes et Hitchcock lui-même en aient dit, est parfaite dans ce film (quelle idée pouvait bien avoir le Maître de recourir à Vera Miles pour ce rôle ?).

Variations Vertigo, de Francois Dumont : un langoureux vertige
James Stewart interloqué par un soutien-gorge en forme de  Golden Gate        


La plus grande force du texte de François Dumont ne réside peut-être pas dans son pouvoir poétique. Elle est dans le désaveu implicite des commentaires philosophiques de Vertigo, comme celui de Robert B. Pippin. Ce dernier a brillamment commenté le western et le film noir, hegeliano more. Mais, alors que ses gloses sur John Ford ou Nicolas Ray sont souvent pertinentes dans leur souci de traiter le cinéma comme manifestation de l’Esprit Objectif , ici elles tombent à plat. Pippin a consacré un livre à Vertigo : The philosophical Hitchcock. Vertigo and the Anxieties of Unknowingness (University of Chicago Press, 2017). Il y soutient que le ressort principal du film est dans les anxiétés de la connaissance et de l’interprétation d’autrui et de soi-même. Le problème de Scottie serait, outre, comme on l’a dit, un problème sexuel, un problème de reconnaissance, d’Anerkennung. Soit. Mais Pippin dit cela à peu près de tous les films qu’il analyse. Quand on écrit en philosophe sur le cinéma, il vaut mieux éviter de plaquer ses propres thématiques sur celles des films. C’est aussi le problème de Stanley Cavell. Il vaut bien mieux voir le cinéma comme une forme de littérature, comme le firent Bazin, Marker, Truffaut, Godard, et ici François Dumont, avec sa lecture nervalienne si profonde de Vertigo.


  1. Qu’elle porte sans soutien-gorge, remarque Truffaut dans ses dialogues avec Hitchcock, pertinemment car le thème du soutien-gorge fait surface dans la scène où Midge dessine cet appareil.
     
    En attendat Nadeau , 175, 23 mai 2023  

vendredi 29 août 2025

Rastapopoulos apprivoisé

 

Coke en stock

The Phoenician Scheme est un ciné-album de Tintin dans lequel Rastapopoulos tiendrait le premier rôle et s’amenderait moralement.

Zsa-Zsa Korda, ici incarné par Benicio del Toro, est un tycoon avec des valises sous les yeux qui lui donnent l’air las, marié de nombreuses fois (comme Zsa-Zsa Gabor), qui monte des affaires louches qui lui valent d’être sans cesse victime des tentatives d’assassinat de ses rivaux de la finance, qu’on voit comploter comme les généraux dans Dr Folamour.

 

 

Zsa Zsa Gabor

 

Une fois de plus, son avion est bombardé, son secrétaire et son pilote éjectés, et Zsa Zsa se retrouve dans un champ de maïs sans avoir pu reprendre le contrôle de l’appareil. Il a une expérience de mort imminente dans un flash en noir et blanc où il aborde un paradis dont le Saint Pierre est Willem Dafoe. Il récupère dans son palais italien du seizième siècle, où il convoque sa fille aînée Liesl, qui a dix frères d’autres lits, et qui se trouve être une nonne fière et volontaire, dont la foi est chevillée au corps. Jouée par Mia Threapleton, elle ressemble, même si elle est plus boulotte, à Anna Karina dans La religieuse de Jacques Rivette. Zsa-Zsa propose à Liesl, tout en gardant 5% des profits, d’être légataire de son projet pharaonique, qui doit voir le jour dans une Phénicie imaginaire, avec un tunnel, un canal, un chemin de fer et un étang au milieu du désert mais qui ne peut voir le jour qu’en faisant travailler des 

On (en tous cas le lecteur d’Hergé) songe tout de suite aux combines de Rastapopoulos dans Coke en stock. Zsa Zsa a un nouveau secrétaire, un soi-disant norvégien entomologiste blond (Michael Cera), qui les accompagne dans ses démarches vers un Proche-Orient aux allures de Crabe aux pinces d’or et de Tintin au pays de l’or noir, et il doit passer une série d’épreuves pour mener à bien son projet. Toutes sont annoncées dans des boîtes de chaussures comme les coffrets du Marchand de Venise. Avec un Prince Farouk sorti du désert dans une Rolls blanche il affronte dans une mine souterraine deux Américains (Tom Hanks and Bryan Cranston) dans un pari sur des tirs au basket ball, reçoit une balle dans le ventre au cours d’un hold up mené par des guérilleros pseudo-castristes, à la place de Marseille Bob, un escroc français sorti de Pépé le Moko, joué par un Mathieu Amalric coiffé d’un fez, négocie avec un gangster joué par Jeffrey Wright pendant que celui-ci lui fait une transfusion sanguine.

 


 

Plus les épisodes loufoques s’accumulent à la manière des chapitres d’Alice au pays de merveilles, plus Zsa-Zsa a des visions prospectives de sa visite au paradis, jusqu’à affronter Bill Murray en Dieu barbu et croiser une Charlotte Gainsbourg ravie d’être au casting.  Pour sauver une dernière fois sa mise et son schème, Korda essaie d’épouser sa cousine, qui se trouve être Scarlett Johansson habillée en kibboutzin. 

 


 

Quels que soient le brio et le génie du décor qui se manifestent dans cette rafale de rencontres, ils n’éclipsent pas l’intrigue centrale : Liesl se défie de Zsa-Za parce qu’elle a entendu la rumeur qu’il aurait tué sa mère. Ce dernier nie, et accuse son demi-frère, l’Oncle Nubar. Une fois la maquette du schème phénicien révélée, laquelle ressemble à la machine à musique dévoilée par Dalio dans La règle du jeu, a lieu la confrontation finale et farcesque entre Zsa-Zsa et Nubar, joué par un Benedict Cumberbatch costumé en Raspoutine bleuté. Zsa-échappe une dernière fois à une noyade dans un marécage grâce à son norvégien de secrétaire, qui est en fait un espion des banquiers, et qui en profite pour déclarer sa flamme à Liesl. Ruiné, le magnat n’a plus qu’à tenir un restaurant avec sa fille retrouvée, qui a épousé l’espion et ne songe plus à son noviciat, car après avoir fumé une pipe en maïs, elle en fume une incrustée de pierres précieuses

On aura reconnu un film de Wes Anderson. Une fois encore, on admirera son génie du décor, son art de la parodie et de l’auto-parodie, à présent bien huilé par une troupe de techniciens et de costumiers qui fait penser aux ateliers des peintres ou des couturiers.

Le cinéphile ne manquera pas de repérer, à travers l’esthétique années trente des architectures, les clins d’œil : à Welles pour Citizen Kane et Mr Arkadin, à Preston Sturges (auquel Zsa Zsa ressemble étonnamment, avec sa petite moustache) pour les voyages de Sullivan d’un tycoon désabusé et à tant d’autres. Une fois encore les fans du Texan collectionneront les goodies andersoniens (comme ce printemps à la Cinémathèque française, qui lui a consacré une exposition bric à brac), et adoreront jouer avec ses fétiches.

Mais aussi bien ceux qui trouveront ce film ennuyeux dans son défilé virtuose de marionnettes, que ceux qui le diront plus génial et rigolo que les précédents par son style cartoonesque, se tromperont lourdement.  The Phoenician scheme s’adresse à des sujets sérieux, et si le style andersonien se prête mal à l’allégorie et au message, on ne peut s’empêcher de penser que le thème du milliardaire sans scrupules qui bâtit un empire technologique et multiplie les deals renvoie à des figures contemporaines immédiatement reconnaissables, même si Zsa-Zsa est plus sympathique qu’elles. Mais surtout on comprendra vite que les visites que fait Zsa-Zsa au paradis et les incitations que lui adresse Liesl à purifier son âme par la prière sont au centre de sa recherche de la rédemption, même si la Nonne aussi fait des deals.

Le message n’est pas nouveau et était déjà dans Lubitsch : Heaven can wait. Le puritanisme d’Anderson, qu’il hérite des maîtres de la littérature américaine comme Hawthorne et Melville, est aussi présent ici que dans tous ses films. C’est, peut être autant que celui de Renoir et de Bresson, un cinéma éthique. On dira : comment le comique en apparence post-moderniste d’Anderson peut-il se marier à un message moral ? Ce n’est pas impossible, si l’on songe chez les cinéastes à Bruno Dumont, capable d’être aussi déjanté qu’Anderson, et chez les écrivains à Mark Twain et J.D Salinger qui l’inspirent en permanence. Sans compter, donc, Hergé


Contreligne, 19 Juin 2025

 

 

Le procès de Rastapopoulos

 

dimanche 24 août 2025

Jacques Bouveresse

 

Vienne 1900

Dans l’un de ses essais les plus brillants, Le philosophe chez les autophages (1984), Jacques Bouveresse se livre à un constat implacable de la manière dont la philosophie, particulièrement en France, n’a pas cessé de se déposséder d’elle-même et de sortir de soi, jusqu’à n’être plus qu’une baudruche vide.

Il ne faisait à l’époque que constater un mouvement qui s’était amorcé avec ce qu’on a appelé le post-modernisme, dont la France peut s’enorgueillir d’avoir constitué le poste avancé. Mais derrière les matinées structuralistes et les goûters heideggeriens auxquels Bouveresse et quelques-uns de ses élèves assistèrent consternés, un autre acide puissant, et qui venait de plus loin, de chez Sartre, venait corroder la philosophie : l’idée que toute activité intellectuelle est nécessairement politique.

Bouveresse la rencontra chez Althusser et ses disciples, qui se réclamaient de la « lutte des classes dans la théorie », et qui, au nom du prolétariat, décrétaient que le positivisme logique et tout ce qui pouvait y ressembler, comme la logique et la philosophie analytique, étaient les représentants de la pensée la plus réactionnaire. Il la rencontra chez Derrida, qui prétendait élargir le projet de Heidegger de déconstruire la métaphysique et tout le reste avec, puis chez Foucault, pour qui se conformer à la raison est une forme d’obéissance à la police et à toutes les formes de pouvoir et de normes, forcément répressives.

Contre ces déclarations de guerre et cette surenchère permanente, Bouveresse proposa sa propre politique intellectuelle, celle du respect de la vérité, de la sobriété et de l’honnêteté. Là où ses contemporains ne lisaient pas au-delà de Nietzsche, de Marx et de Lacan, et n’entendaient pas outre-Rhin d’autres voix que celles qui venaient de Königsberg, de Iéna et de Fribourg en Brisgau, il alla chercher ses modèles du côté de Vienne et de Cambridge, chez Wittgenstein, et les penseurs du Cercle de Vienne, mais aussi chez les grands écrivains autrichiens, Kraus et Musil, qui furent ses maîtres tout autant que Frege, Russell, Carnap, Schlick et Gödel.

En les lisant et en les commentant il accomplissait un double mouvement : d’un côté, il proposait, sur le modèle krausien, une critique, souvent sur le ton satirique, de la culture de son époque, de l’intrusion du journalisme et du sensationnalisme dans tous les secteurs de l’esprit, et de l’autre il entendait opérer une véritable réforme intellectuelle et morale, en retrouvant l’inspiration rationaliste qu’avait perdue la philosophie française en subissant les assauts des Anti-lumières existentialistes, post-structuralistes, puis post-foucaldiennes.

Cette inspiration lui venait tout autant de la tradition française de la philosophie des sciences, celle de Herbrand, de Cavaillès, de Canguilhem, de Vuillemin et de Granger, que de la tradition de la philosophie analytique anglo-saxonne, qu’il défendit toujours, mais au sein de laquelle il se sentait bien moins à l’aise que dans ses racines autrichiennes. Il proclame dans l’un de ses essais qu’il se sent « so very unFrench », mais il aurait pu dire aussi qu’il se sentait « very unEnglish » et « so very unAmerican ».

On peut refuser, comme lui, de souscrire au relativisme linguistique qui veut que la pensée soit nécessairement et exclusivement le produit d’une langue, et se sentir néanmoins plus à l’aise dans une langue que dans une autre. Il appréciait le projet de Leibniz et de Couturat de formuler une langue universelle et de trouver avec la logique un alphabet des pensées humaines, mais il pensait, comme Wittgenstein, qu’on parle avant tout dans sa langue, celle de tous les jours, et que les limites de notre langage sont celles de notre monde.

Le refus de la politisation de la philosophie n’impliquait pas pour Bouveresse une forme d’idéalisme apolitique à la Thomas Mann ou de désir de retrouver la tour d’ivoire. Il ne rejetait pas l’idée qu’on travaille toujours, même dans le domaine de la pensée pure et de la logique, au sein d’un monde social et que le rôle de l’intellectuel est de prendre parti contre toutes les formes d’injustice. Mais il ne voulait épouser ni le modèle de l’intellectuel universel à la Benda ou à la Sartre, ni celui de l’intellectuel « spécifique » dont rêvait Foucault, encore moins celui du militant.

Il savait distinguer les sphères, et citait souvent Russell, qui ne voyait pas de relation spéciale entre ses travaux en logique et ses engagements politiques pacifistes. Il se retrouvait dans le projet de Bourdieu d’une critique de la domination dans les formes culturelles, et bien souvent il l’a accompagné dans ses combats.

Mais il ne voulait pas aborder cette critique à la manière sociologique, en cherchant à démonter les rouages et les mécanismes sociaux de l’exclusion. Il la pratiquait plutôt à la manière ironique du Viennois qu’il était, et cette distance, qui lui faisait refuser toute forme de slogan ou de programme, l’a profondément distingué de ceux de ses contemporains qui prétendaient refonder la philosophie sur quelque socle extérieur à elle.

Il avait autant d’antipathie pour l’idéologie de profession qu’adoptaient souvent les philosophes, prêts à se considérer comme inattaquables parce que philosophes et comme dépositaires d’une sagesse exclusive, que pour les idéologues qui se donnaient des masques de philosophes pour fourbir leurs nouveautés à chaque saison, tout en répétant les mêmes messages éculés.

L’idéologie de Bouveresse, s’il en avait une, était celle du professeur et de l’universitaire. Il ne pouvait pas concevoir qu’on pût faire de la philosophie sans enseigner, sans réunir des étudiants dans un séminaire ou dans un petit groupe d’amis, et il ne cessait de fustiger les gouvernements qui avaient réinventé en France le statut soviétique de chercheur à vie et créé des castes parfaitement étrangères à l’université. Cela l’éloignait tout autant de cette catégorie d’intellectuels qui cherchèrent, le plus souvent avec succès, car on n’attendait qu’eux, à prendre position dans les médias, et à y développer un « second marché » destiné à concurrencer celui de la recherche et de l’enseignement, appauvri et exsangue parce qu’il ne répond pas à la sainte « demande philosophique ».

Tout cela l’isola, mais il ne s’en portait pas plus mal, même si souvent on pouvait sentir qu’il aurait aimé pouvoir disposer d’un public aussi vaste que celui des stars de la pensée. Il l’aura, mais cela prend toujours plus de temps quand on a pour devise celle de Lichtenberg : « C’est vrai, je ne puis fabriquer moi-même mes chaussures, mais ma philosophie, Messieurs, je ne me la laisse pas prescrire. Mes chaussures, je veux bien me les faire faire, je ne puis m’en charger moi-même. »

Bouveresse disait souvent qu’il ne s’était jamais remis de la lecture de Wittgenstein, mais il ne s’est jamais laissé prescrire sa philosophie par l’auteur des Philosophische Untersuchungen. Comme c’est l’auteur qu’il a le plus commenté, au début dans une solitude quasi complète et de plus en plus entouré d’interprètes qui cherchaient à lui faire passer leurs costumes favoris, on l’a étiqueté « spécialiste de Wittgenstein », selon cette règle idiote qui veut qu’en France on devrait chercher avant tout, à la manière de Tintin dans l’Etoile mystérieuse, à poser son drapeau sur l’ilot qu’on s’est choisi.

Il explora l’ilot, mais aussi l’archipel et les continents voisins. Son grand livre, issu de sa thèse en 1976, Le mythe de l’intériorité, ne fait pas qu’exposer l’argument du « langage privé » qui fonde la philosophie du « second » Wittgenstein ; il donne aussi le premier commentaire de sa théorie des règles et de sa critique du scepticisme, bien avant des auteurs comme Saul Kripke. Il n’allait pas cesser d’explorer toutes les thématiques de l’auteur du Tractatus, de sa distinction entre dire et montrer à sa conception de la « grammaire », en passant par sa théorie de la subjectivité et son analyse des fondements des mathématiques.

Bouveresse ne commentait pas simplement Wittgenstein, il philosophait avec lui et au-delà de lui, dialoguant avec ses inspirateurs comme Frege et ses interprètes anglais comme Michael Dummett et Crispin Wright, en évaluant les théories de la signification des philosophes d’Oxford.

De plus en plus également, il remontait aux sources de la philosophie autrichienne, chez Bolzano, Brentano, Mach et Boltzmann, mais jamais simplement avec un souci de faire une archéologie de la philosophie contemporaine, car ce qui l’intéressait, était, comme Wittgenstein, « les vrais problèmes de philosophie » – ceux de la nature de la perception, des couleurs et des qualités secondes, de l’inférence logique, de l’espace, de la nature du possible et de l’a priori – mais sans jamais oublier leurs liens aux sciences et à leur histoire. C’est pourquoi on trouvera chez lui autant de travaux sur la logique chez Leibniz, l’optique et la théorie musicale de Helmholtz ou sur le réalisme de Poincaré que sur des questions de philosophie analytique du langage et de la connaissance.

Bien qu’il ait toujours défendu et promu la philosophie analytique, surtout dans ses incarnations initiales chez Frege, Russell, Moore et Carnap, Bouveresse ne se sentait pas vraiment un philosophe analytique. D’abord parce qu’il ne pratiquait ni le style de la thèse, de l’argument en forme ni celui de l’analyse minutieuse des non-sens des philosophes au nom du langage ordinaire, et lui préférait le style de l’élucidation synoptique et de la critique.

Cela ne rend pas toujours facile de détecter, derrière les commentaires, quelles étaient ses positions doctrinales. Mais s’il fallait les énoncer, je dirais qu’il avait à la fois une conscience aiguë des limites que le langage donne à la pensée, comme une sorte de transcendantal, et un engagement envers le réalisme quant à la vérité et la connaissance.

Cela ne fait pas de lui un métaphysicien pour autant, puisqu’il est, comme Wittgenstein, très loin du réalisme en philosophie des mathématiques, et qu’il n’a pas d’attrait particulier pour le retour de la grande métaphysique dogmatique au sein de la philosophie analytique contemporaine, notamment chez des penseurs comme David Lewis ou David Armstrong.

En philosophie de l’esprit, Bouveresse est resté très critique à l’égard du « tournant cognitif » qu’a pris la philosophie contemporaine, précisément parce qu’il avait du mal à envisager, à la manière de ces courants, que la pensée soit indépendante du langage et qu’on puisse retrouver les formes d’empirisme et de naturalisme psychologiste qui avaient cours au dix-neuvième siècle, avant que l’objectivisme de Frege, Russell et de Husserl ne les mette en sourdine pour près d’un siècle.

Mais surtout, la philosophie de Bouveresse est une philosophie de la raison : de ses pouvoirs critiques et de ses limites, de ses relations avec le sentiment et l’émotion, dont il cherchait sans cesse, à l’instar de Musil, comment les combiner et les équilibrer. Là aussi il n’aimait pas plus le rationalisme triomphant que l’empirisme dogmatique, et il cherchait à en donner des versions sobres.

Mais Bouveresse n’est pas seulement un philosophe du langage et de la connaissance. Il est aussi, et peut être avant tout un penseur de l’éthique. En quoi, ici encore, il demeure très proche de Wittgenstein : l’éthique ne se dit pas, elle se montre. Dès son Wittgenstein, la rime et la raison (1973), il avait très clairement indiqué son adhésion à cette mise en réserve des propositions morales en dehors du monde, et les grands systèmes de méta-éthique analytiques, des néo-utilitaristes aux néo-kantiens contemporains, n’étaient pas sa cup of tea.

Il préférait parler de l’éthique à travers la poésie et la littérature, auxquelles il a consacré de très nombreux livres et essais, ou dans ses livres récents sur la musique, et particulièrement celle de Brahms, qui était l’une de ses passions.

Mais on retrouve, dans son livre sur La connaissance de l’écrivain (2008), la même dualité que dans sa philosophie de la connaissance : d’un côté, il entend réhabiliter l’idée que la littérature est, contrairement à tout ce que la pensée littéraire française n’a cessé d’affirmer de Mallarmé à Blanchot, affaire de connaissance et de vérité, mais, de l’autre, il entend montrer que cette connaissance est fondamentalement pratique et ancrée dans les formes éthiques de la vie humaine.

Il n’était pas loin de soutenir la même chose dans le domaine de la croyance et de la religion, dont il se demande explicitement ce qu’on peut en faire (2011) : sa réponse est qu’on ne peut l’affirmer ni dans une philosophie explicite, ni dans une expérience, mais, à la manière de Gottfried Keller sur lequel il écrivit l’un de ses livres les plus personnels, Le danseur et sa corde (2014), dans la recherche d’une attitude « décente » (anständig) face à la vie. Cette même décence était celle, à la suite d’Orwell, sur laquelle il entendait fonder son éthique de la pensée.

C’est au nom de cette éthique intellectuelle qu’il combattit souvent l’intelligentsia française et ses mythologies, transposées sur des plateaux télés et maintenant dans des flux ininterrompus de tweets et de posts. Appréciait-il, malgré l’importance qu’il accordait à l’éthique, le flot de pleurnicheries victimaires et de geignardises au nom de la morale auxquelles on assiste aujourd’hui ? On peut fort en douter.

Je ne sais pas s’il a laissé, sous forme littéraire à la manière d’un Swift ou d’un Kraus, de satire versifiée du monde germanopratin, mais il ne fait pas de doute qu’il pensait à son sujet que difficile saturam non scribere, et qu’il s’y employa avec talent dans Prodiges et vertiges de l’analogie (1999), un pamphlet qu’auraient dû lui envier ses contemporains eux-mêmes pamphlétaires, s’ils n’avaient eux-mêmes été ses cibles.

La place qu’a occupée, dans la culture et dans la pensée française, un philosophe comme Jacques Bouveresse, n’a rien, contrairement à ce qu’on a dit souvent, de marginal ou d’exilé, même s’il dut souvent combattre seul. Elle est au contraire centrale, par l’ampleur et la profondeur de ses contributions, qui ne cesseront de prendre tout leur sens, quand on aura pris leur pleine mesure et que la lumière tombera graduellement sur l’ensemble. Il incarnait ce que la philosophie peut avoir de meilleur.

(AOC, 13 mai 2021)

 

45 rue d'Ulm, 1970



jeudi 14 août 2025


 

John McCumber, Time in the Ditch. Analytic Philosophy and the McCarthy Era, Evanston, Northwestern University Press, 2001, XXIV-213 p., 29,95 $.

 

Bentham, dans son Manuel des sophismes politiques (tr  fr Éd. LGDJ,1996, p. 311), appelle sweeping classifications celles qui consistent à « attribuer à un objet individuel les propriétés d'un autre objet, seulement parce que ces deux objets sont rangés dans la même classe désignée par le même nom ». Bernard-Henri Lévy restera peut-être célèbre pour avoir proposé jadis l'une des plus jolies versions de ce fallace : les Lumières et la raison sont tyranniques, car Lénine, qui était un tyran, promettait les soviets et l'électricité. J. McCumber pourrait bien devenir célèbre pour avoir proposé une des plus jolies versions du même sophisme combiné avec le post hoc ergo propter hoc : la philosophie analytique s'est implantée aux Eats-Unis à l'époque du mccarthysme, qui faisait régner la terreur et l'intolérance au nom de la vérité ; par conséquent, la philosophie analytique est un terrorisme au nom de la vérité. L'auteur n'hésite pas à soutenir que l'ère McCarthy aux États-Unis explique non seulement les conditions institutionnelles par lesquelles le positivisme s'est implanté, mais aussi les présupposés philosophiques de la philosophie analytique dominante aujourd'hui (p. 18). L'argument est simplissime : les philosophes analytiques disent rechercher la vérité et examiner des énoncés, McCarthy faisait la même chose pour traquer les communistes, ergo... On croit qu'on va lire des archives sur des philosophes analytiques ayant dénoncé leurs confrères, ou ayant participé à des chasses aux sorcières, mais McCumber est évidemment bien en peine d'en trouver des exemples. Il s'appuie seulement sur des soupçons de dirigisme et d'autoritarisme de l'American Philosophical Association, principale organisation professionnelle aux États-Unis, qu'il n'est en mesure d'étayer par aucun fait probant. Il semble oublier que la plupart des émigrés positivistes des années 1940 fuyaient l'Allemagne nazie, et qu'une grande partie des analytiques, comme Carnap ou Putnam, ont été des socialistes et des marxistes (auquel cas il faudrait revenir à 1'« argument » de BHL). Donnons raison à McCumber sur un point : en effet, la philosophie analytique, depuis les années 1950, a dominé la philosophie américaine, et elle n'a jamais eu de grande sympathie pour l'existentialisme et ce qu'elle appelle la « philosophie continentale ». Ces philosophes ont-ils pour autant été empêchés d'enseigner et de publier ? Ce qui est vrai est que la philosophie analytique a tendu dans sa première période à être apolitique et orientée vers la science ; mais cette tendance s'est infléchie dans les années 1960 avec la guerre du Vietnam, les mouvements sur les droits civiques, etc. McCumber a sans doute raison de dire que la philosophie aux États-Unis n'est pas une discipline « culturelle » et que les philosophes y participent peu aux débats de « société » (encore que cf.Nagel, Rawls, Dworkin, Nussbaum, Kitcher, Dennett, etc.). Mais est-ce pour autant un mal en soi, quand on voit à quelles dérives conduisent les gender studies, les cultural studies, les science studies sur les campus ? Je ne plaide pas pour l'isolationnisme des analytiques. Ils devraient plus prêter attention aux débats publics, ce qui laisse le champ libre aux penseurs « libres » (de dire n'importe quoi). Mais ce n'est sans doute pas en s'inspirant de la démarche heideggérienne qui « étend le territoire de la rationalité au-delà du modèle fondé sur la vérité de la thèse et de l'argument » (p. 166) qu'on retrouvera les conditions d'une vraie démocratie intellectuelle. Cet ouvrage inepte est à recommander aux adversaires de la philosophie analytique qui voient en elle la forme contemporaine de la tyrannie intellectuelle. Ils y trouveront, à défaut d'arguments (inutiles et nuisibles, de l'aveu même de l'auteur), de quoi alourdir leur besace de fallaces.

Pascal Engel.

 Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, OCTOBRE 2003, T. 193, No. 4,